Me trouvant, en 1949, au Tchad, dans la région de Mayo Hêbi,
l'occasion me fut offerte, un jour, de me rendre pour raisons de service dans
la petite ville de Bongor. Je devais, pour effectuer ce voyage, traverser une
région où éléphants, panthères et fauves de moindre importance pullulent à
certaines époques.
J'étais loin de penser, lors de mon départ, que ce voyage en
brousse serait marqué par un événement de chasse improvisée qui faillit me
coûter la vie ainsi qu'à Mahmadou, le boy indigène qui m'accompagnait dans mes
déplacements et m’était fort dévoué.
Vous aurez l'occasion, chers lecteurs, au cours de mon
récit, de juger que ma barraka, au moment le plus pathétique de mon
aventure, m'a été fidèle et que les gris-gris de mon brave Mahmadou, s'ils ne
jouèrent pas pour votre serviteur un rôle à cette occasion, justifièrent
amplement pour lui le pouvoir qu'il leur attribuait. Je me suis bien gardé
d'ailleurs de vouloir détruire en lui cette conviction depuis lors et suis persuadé,
s'il garde encore mémoire de notre chasse et de tous les autres nimas
(bêtes) qu'il a rencontrés et supprimés depuis, qu'il ne croit les devoir ni à
la sûreté de son coup d'œil, ni à son sang-froid, mais bien à ses nombreux
fétiches.
Si, par hasard, il arrivait à l'un de vous, en sillonnant le
Tchad, quelque part entre Médégué et Mogroum, de le rencontrer en ces lieux où
sa renommée de pisteur est bien connue, évitez de lui faire perdre sa foi en
son tabou, la perte de celui-ci risquant de le mettre au rang de boy ordinaire
ou de rabatteur indigne, ou même de lui faire perdre la face, chose beaucoup
plus grave.
Nous étions partis à cinq heures du matin, par la piste
ensablée et défoncée de Lamy à Archambault, et avions quitté les bords du Chari
pour bifurquer sur Bongor, notre objectif.
Après maintes difficultés matérielles difficilement
résolues, pannes, etc., nous parvînmes en fin de soirée en vue d'un petit
village ayant pour nom Baqui-Malaram, où nous nous arrêtâmes, nous trouvant
dans l'impossibilité de poursuivre notre route en raison du mauvais état de la
piste. Je décidai donc de passer la nuit et de camper dans ce village, me
résignant à aviser au cours de la soirée pour mes projets du lendemain.
Après les habituels et inévitables palabres avec les
notabilités du village et les renseignements obtenus près de ceux-ci, je me
décidai à organiser une chasse nocturne, la brousse environnante offrant toutes
possibilités pour cela, mais peu de facilités, les indigènes contactés à cet
effet se récusant poliment, et formellement, leurs mimiques expressives
m'indiquant qu'il serait inutile de les convaincre même avec promesse d'un
superbe matadiche (pourboire).
Mahmadou m'expliqua, avec force détails, la raison de leur
attitude : l'endroit était, paraît-il, infesté de panthères, lesquelles
n'hésitaient pas, la nuit venue, à rôder à proximité des cases les plus
immédiates du village, pour la grande frayeur des noirs. Mon sang de Toubab ne
fit qu'un tour, je décidai de démontrer à ces braves noirs le pouvoir et
l'efficacité de mon long rifle qu'ils contemplaient avec curiosité et
admiration. Après un frugal et léger repas, nous nous enfonçâmes, Mahmadou et
moi, dans la brousse environnante, bien résolus à ne revenir que le lendemain
matin, nantis d'une peau fraîche et mouchetée.
Un petit chevreau fut attaché par Mahmadou, en guise
d'appât, à un arbre, à proximité d'un marigot (trou d'eau stagnante) et, après
avoir confectionné à l'aide de charganiers (hautes herbes) une sorte d'abri à
une trentaine de mètres environ de notre appât, nous attendîmes, résolus. Deux
heures environ se passèrent sans que rien ne vînt troubler notre attente, à
part les bruits habituels de brousse.
Tout à coup notre chevreau se mit à donner des signes
d'inquiétude et à pousser quelques faibles bêlements. Mahmadou, campé pas très
loin de moi, me fit un signe convaincant et, presque aussitôt, j'eus
l'impression d'une présence, suivie d'une odeur particulière. Ma carabine bien à
portée, j'attendais ; mon attente ne dura pas longtemps ; j'aperçus
bientôt une ombre, puis une autre et, brusquement, un hurlement d'agonie suivi
de quelques rauques grognements, et ce fut le carnage atroce. Posément, bien à
l'abri derrière mes charganiers, j'épaulai et tirai un coup court dans la
direction de cette masse agitante, m'efforçant de viser la tête, malgré
l'obscurité et la faible lueur de ma lampe de casque ; je lâchai mon coup,
suivi d'un autre presque immédiat ; je crus voir l'animal rouler et ne
bougeai pas plus que Mahmadou, d'ailleurs, qui ne donnait pas signe de vie.
Au bout de quelques minutes, impatienté, je résolus de
sortir de mon abri de fortune et de progresser lentement dans la direction de
la bête derrière deux ou trois arbres qui se trouvaient à proximité de mon
abri; la bête dut déceler à ce moment ma présence et, n'étant sans doute que
blessée, poussa quelques sourds rauquements. Je pressentis alors, presque
inconsciemment, qu'un événement allait se dérouler ; j'eus la présence
d'esprit de tenter une escalade sur l'arbre le plus proche et réussis tant bien
que mal dans ma tentative, les genoux et les mains ensanglantés, serrant mon
rifle contre moi, et lâchai trois coups simultanés de mon promontoire improvisé
sur le second animal qui m'avait chargé et faisait presque aussitôt des bonds désespérés
pour m'atteindre, puis je ne vis et n'entendis plus rien.
Je restai ainsi jusqu'aux premières lueurs de l'aube, dévoré
par les moustiques et dans un piteux état. Le rire de Mahmadou me tira de ma semi-torpeur
et je vis son noir visage rayonnant ; à ses doigts largement ouverts,
pouce et index, je compris alors la signification de cette manifestation de
plaisir. Lorsque je me dégageai de mon incommode position, j'aperçus au pied de
mon promontoire improvisé le cadavre de mon second antagoniste et, à une
vingtaine de mètres de là, celui du premier, malheureusement l'un la tête
fracassée et l'autre les flancs déchiquetés.
Nous fîmes, Mahmadou et moi, une entrée sensationnelle au
village avec nos deux peaux mouchetées, me laissant congratuler pour un exploit
dont je n'avais pas mesuré toute la hasardeuse portée, dont je n'étais pas très
fier en dépit des apparences, et que je me jurai à l'avenir de ne plus
renouveler dans de telles conditions.
Louis-René FOGERON.
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