Cet oiseau est inconnu des terriens et de beaucoup de
navigateurs, car, pour le rencontrer, il faut aller très loin : dans
l'immensité des mers du Sud, entre le cap Horn et le massif polaire austral, là
où, depuis des millénaires et sans relâche, les grosses vagues de 600 mètres de
long et de 15 mètres de hauteur roulent leurs masses liquides d'ouest en est.
Ces conditions ne sont cependant pas encore suffisantes pour le rencontrer ;
il faut un grand voilier et un ouragan que le vent en souffle « la peau du
diable », que la mer « en fume » et que le navire en soit
stoppé, en cape, à l'abri du remous protecteur de sa dérive. Alors on se trouve
dans les conditions favorables pour faire connaissance avec le satanite et pour
le regarder tout à son aise.
Il a la taille d'un assez gros moineau. Il est noir de
plumage, de pattes, de bec et d'yeux. Aucune note gaie ne vient éclairer sa
parure de grand deuil. Son vol est lourd, pesant, saccadé, et ce n'est donc pas
un grand courrier comme l'hirondelle, l'alouette ou la frégate.
Le navire est à 100 ou 200 milles de toute terre ;
l'oiseau n'a pu couvrir cette distance. Il ne semble pas fatigué et se tient à
l'abri des formes arrière, près du gouvernail. Si on lui lance quelque
nourriture, il n'en fait aucun cas, au contraire des autres oiseaux de mer qui
sont particulièrement voraces et gloutons. Ce n'est pas non plus un oiseau qui
a été emporté par la tempête loin de son rivage ; il aurait cherché abri
dans la mâture, se serait posé dans le gréement, sur une vergue, sur un roof,
comme le font tous les oiseaux honnêtes lorsqu'ils ont été arrachés de leur
habitat. D'où vient-il ? Mystère !
La brise mollit, le temps redevient maniable, le navire
reprend sa route et fait de la toile. Les satanites ont disparu. Où sont-ils allés ?
Personne ne l'a jamais su.
Là où il y a mystère naît aussitôt une légende, et la leur
est la suivante, racontée par les équipages des caps-horniers, ces rouliers de la
mer, montant ces fiers trois et quatre-mâts qui allaient autrefois chercher le
nitrate de soude au pied de la Cordillère des Andes et le transportaient en
Europe.
Pour eux, les satanites représentaient les âmes des
Capitaines qui avaient été méchants envers leurs équipages. Leurs crimes et
leurs excès avaient été tels que ni le Ciel ni l'Enfer n'en avaient voulu ;
elles étaient condamnées à errer pendant l'éternité là où ces méchants
capitaines avaient exercé leurs sévices avec le plus de cruauté sur leurs
pauvres matelots. Et si, pendant ces terribles ouragans, elles sortaient
quelquefois des abords de l'Enfer où elles n'étaient même pas autorisées à
pénétrer, c'était pour mendier un pardon et une prière et assurer ainsi leur
rédemption.
Les matelots les regardaient d'un mauvais œil, mais les
mousses et les novices s'amusaient à les capturer, tapis sous la tortue de la
barre, énorme caisse en teck verni qui abritait l'appareil à gouverner et sur
laquelle le nom du navire s'étalait en lettres d'or.
La prise était facile : il suffisait de laisser voler
au gré du vent un assez long bout de fil noir qui s'entortillait bientôt autour
des ailes d'un oiseau ; il ne restait plus qu'à le haler à bord. Et c'est
à ce moment que le phénomène se produisait : la simple pression des doigts
sur le corps de l'animal faisait instantanément tomber toutes ses plumes, alors
que l'ouragan n'en avait pas dérangé une seule. Vous aviez dans la main un
pauvre petit oiseau tout nu et transi dont le regard acéré semblait vous dire :
« Pourquoi m'as-tu mis dans cet état ?»
Aujourd'hui, les jeunes ne les verront plus. Les grands
voiliers ont fermé pour toujours leurs ailes blanches ; le nitrate prend
maintenant la route chaude de Panama. La légende des satanites ne sera pas
percée et restera entourée de son mystère. Personne ne double plus le Horn de
sinistre mémoire ; personne ne chante ni ne chantera plus :
Nous irons à Valparaiso,
Good-bye, farewell,
Good-bye, farewell ...
Max-P. ROBIN,
Capitaine au long cours.
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