Cette pêche n'est utilisée que par les Américains et les
Japonais. Elle a été timidement essayée, l'an dernier, à Saint-Jean-de-Luz, où
elle a donné quelques résultats. Même dans les eaux équatoriales, on n'obtient
les résultats prodigieux que je vais décrire que lorsque certaines conditions
sont réunies. Une telle pêche ne dure d'ailleurs que quelques dizaines de
minutes et, au plus, deux à trois heures.
Il faut commencer par tomber sur un banc de thons, le
maintenir autour du bateau en l'abreuvant largement de sardines qui servent
d'appât vivant et, lorsque le thon vient à l'état de folie, tournant à la
surface de l'eau en provoquant de nombreux remous et en sautant, c'est là
seulement qu'on met à l'œuvre la mouche artificielle dite « squid ».
Le matériel n'est guère compliqué ; la ligne se compose
d'une gaule en bambou, très courte (2m,50 à 2m,75) ; les Américains
préfèrent le bambou japonais, qui est beaucoup plus fort et plus léger. Pour la
pêche du skipjack (Kasfuwonus pelamis) qui est la bonite à ventre rayé
et qui ne pèse que 3 à 5 kilogrammes, le bambou peut être plus long et plus
mince à son extrémité.
On prépare une boucle en fil de lin ou de coton qui est
attachée à la partie du bambou qui est la plus arrondie ; à la boucle, on
attache une ligne de coton ou de chanvre portant un émerillon en tire-bouchon ;
sur cet émerillon, on attache un fil d'acier extrêmement fort de 80 à 100/100
ou de la corde à piano ; le fil d'acier est divisé en deux parties réunies
par une boucle pour éviter la coque ; la partie inférieure porte la mouche
par un nœud fixé dans l'anneau de l'hameçon. La ligne est très courte et ne
dépasse pas 1m,50, soit 90 centimètres à 1 mètre pour la corde en coton, 30
centimètres pour le premier brin de corde à piano, 10 centimètres pour le
second brin qui porte le squid. Le dessin ci-joint montre la composition de
ladite mouche artificielle ; elle est composée d'un hameçon muni d'un très
petit ardillon ou sans ardillon du tout, afin que le poisson puisse être
décroché sans effort ; des plumes, le plus souvent blanches, parfois de
couleur, entourent l'hameçon et sont réunies à la base par une gaine
généralement blanche.
Quand le thon est suffisamment excité par les sardines
jetées en appât, le pêcheur lance sa mouche artificielle en lui faisant
parcourir des S à toute vitesse à la surface de l'eau. La mouche artificielle,
ou squid, travaille à 10 centimètres sous l'eau, et on voit le plus fin pêcheur
à la rapidité avec laquelle le poisson est balancé par-dessus bord et décroché.
Les Américains ne s'intéressent guère à la pêche au thon à
l'appât vivant proprement dit, c'est-à-dire avec uns sardine accrochée à
l'hameçon ; ils ne se servent de sardines que pour maintenir le thon à
hauteur du bateau, et ce n'est qu'occasionnellement qu'ils en accrochent une à
l'hameçon ; la pêche est beaucoup moins rapide et les captures dix fois
moins nombreuses qu'avec le squid.
Le repérage des bancs de thons se fait soit par la présence
visible de loin des marsouins, soit par les rassemblements d'oiseaux marins.
Lorsqu'on se trouve sur le banc, les chummers, qui sont les pêcheurs
préposés aux viviers et au lancement des sardines, lancent quelques sardines
vivantes préalablement éborgnées d'un coup de pouce pour les obliger à nager en
surface.
C'est le poids des thons qui donne le mode de pêche, à un,
deux ou trois bambous. Le thon, jusqu'à 30 kilogrammes, ne se pêche qu'à un
seul bambou, c'est-à-dire avec la canne dont le modèle est ci-joint. J'oubliais
de dire qu'un balcon est placé à l'extérieur du bateau, au ras de l'eau, balcon
où se postent les pêcheurs, de façon à avoir le moins de peine possible pour
hisser leur capture. S'il s'agit de thons de 50 à 60 kilogrammes, on pêche à
deux bambous ; c'est-à-dire que le même squid est rattaché à deux cordes
de coton et à deux bambous différents, deux hommes étant nécessaires pour faire
passer ce thon par-dessus bord. Si le thon est encore plus gros, chaque squid
sera attaché à trois bambous. C'est, dans ces deux derniers cas, une pêche
d'équipe qui exige une remarquable concordance des mouvements.
Voilà notre thon « en folie » qui se précipite sur
les sardines ; les équipes passent par-dessus le bastingage sur le balcon
et commencent à faire tracer à leur squid les grands 8 caractéristiques, le
genou bien appuyé contre le balcon et les yeux fixés sur le squid. Ils
n'attendent pas longtemps pour voir le thon venir à toute vitesse ; dès
qu'ils le voient se précipiter, il faut tirer, car le thon, rapide comme
l'éclair, a déjà mordu ; un bon pêcheur fait sa secousse et tire sa canne
seul, ou, si la pêche est à deux cannes, avec son collègue au signal donné ;
le thon est ainsi arrêté, sa tête est au-dessus de l'eau et bien amenée en face
du pêcheur ; si la pêche est à deux bambous, les deux pêcheurs se penchent
en arrière en même temps, et leur poids projette le poisson par-dessus bord.
C'est dans une pareille journée que les huit ou dix pêcheurs
de l'équipage arrivent à sortir 30 ou 40 tonnes de thon, parfois même 80 ou 90
tonnes.
La recherche et la mise en folie des thons est à la base des
méthodes américaines. Les Américains, en effet, passent quinze jours au moins
en mer et mettent le temps voulu pour trouver le bon moment pour la pêche au squid ;
ils remplissent alors rapidement leur bateau et deux ou trois journées
suffisent. A Saint-Jean-de-Luz, les conditions ne sont pas les mêmes : le
thon est près de la côte et les petits bateaux rentrent tous les soirs ;
la pêche à l'appât vivant donne en général des résultats suffisants. Toutefois,
il ne faut pas perdre de vue l'intérêt présenté par la mouche artificielle, car
on peut toujours tomber sur le moment de l'excitation générale du banc de thons
et ramener une pêche prodigieuse ; aussi cherche-t-on à mettre au point,
en France, la technique de la mouche artificielle pour pouvoir profiter des
aubaines qui, dans une saison de pêche, ne peuvent manquer de se présenter à
plusieurs reprises.
LARTIGUE.
P.-S. — Je ne veux pas me transformer en critique
cinématographique, mais je crois bon de signaler aux lecteurs les scènes
magnifiques de pêche au thon en Sicile que présente le film Stromboli,
de Rossellini ; ce film est fort discuté par ailleurs, mais les cinq
minutes où passent les diverses péripéties de la pêche au thon à la madrague
sont de toute beauté ; je puis en attester l'authenticité, ayant assisté
moi-même à semblables pêches à la madrague sur les côtes tunisiennes.
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