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La carpe en rivière

Pêche à la fève

Sur cent personnes prises au hasard à qui vous demanderez quel est ce poisson, il n'y en aura pas cinq pour se tromper sur son identité ; cela nous dispense de décrire ce véritable type des Cyprins.

La carpe est très prolifique ; une femelle d'environ trois kilos est capable de pondre jusqu'à 500.000 œufs ! Ces cyprins pulluleraient donc dans toutes nos rivières si de nombreuses causes de destruction ne venaient en limiter le nombre. Outre la pollution, le braconnage, les intempéries, etc., il en est une qui doit spécialement attirer notre attention.

Le carpe, en effet, ne trouve pas toujours, en rivière, les conditions désirables pour la réussite de son frai. Pour que ses œufs viennent à bien, il faut qu'à l'époque de la ponte la température des eaux se maintienne entre 18 à 22° C pendant une quinzaine de jours au moins. Or cela est loin d'être le cas pour toutes les années et pour toutes les rivières ; notamment dans celles de haute altitude, la réussite du frai devient impossible. Voici la raison pour laquelle les dirigeants avisés de nos sociétés de pêcheurs doivent préférer, à l'immersion de quelques reproducteurs, le lâcher de nombreuses carpettes de 60 à 100 grammes, capables de trouver seules leur nourriture et d'échapper aux entreprises des voraces, vu leur taille.

La carpe passe volontiers pour végétarienne : ce n'est vrai qu'à moitié. En réalité, elle est franchement omnivore et, aux substances végétales qu'elle préfère, s'ajoute quantité de vers, de larves, de mollusques et crustacés aquatiques, dont elle fait une ample consommation.

Dans les eaux qui lui plaisent, sa croissance est rapide et, dans les grands et profonds cours d'eau, elle atteint une taille et un poids impressionnants. Des sujets de 25 à 30 livres ne sont pas exceptionnels en certaines rivières, et il en existe même de plus gros.

Mais ces énormes cyprins sont très peu péchés ; c'est là une spécialité réservée à certains vieux confrères, doués d'une patience monacale et connaissant parfaitement leurs lieux de station. D'habitude, la carpe fuit les eaux rapides; elle habite les calmes profonds, les remous alanguis, les lônes, les bras morts, les anses tranquilles, et s'établit là où elle trouve abri et nourriture. Mais il est peu prudent de la pêcher à proximité immédiate de ses repaires, en général bourrés d'obstacles. Il est bien préférable de chercher à l'attirer à quelque distance, sur un fond propre, peu vaseux, où l'eau restera lente et profonde.

La carpe est un poisson fouilleur qui, adulte, ne mange guère que sur le fond, et c'est là que les appâts doivent lui être présentés. Ces appâts sont assez nombreux, mais, parmi eux, les fèves figurent en tout premier rang. En les employant, j'ai pu assez souvent capturer de belles carpes moyennes (3 à 4 kilos).

Choisissons, de préférence, la grosse fève dite « de marais », bien qu'elle pousse parfaitement en terre saine. Celle-ci, détrempée pendant quarante-huit heures dans l'eau de pluie ou de rivière, subira ensuite une cuisson lente, en vase clos, pendant huit heures environ.

Il est superflu de dire que, pour pêcher du bord, il faut une canne longue (6 mètres ou 6m,50) et solide ; le bambou est fort employé. Le scion en sera assez rigide, mais sans excès ; le moulinet, assez gros, muni d'un frein et d'un cric, me semble indispensable.

Le corps de ligne le meilleur est, à mon avis, la soie tressée à lancer, sans apprêt, douée d'une souplesse merveilleuse et d'une grande solidité ; elle dispense de tout bas de ligne en florence ou autre produit semblable, inutile pour reposer sur le fond.

Pour pêcher à la fève, je ne suis pas partisan de la grosse balle percée ; je préfère de beaucoup une chevrotine de 6 millimètres, retenue à 0m,50 de l'hameçon et parfaitement suffisante pour maintenir l'esche en place, là où l'eau ne tire pas ; elle gênera beaucoup moins la manœuvre une fois la carpe accrochée.

Le coup étant choisi, il s'agit d'y attirer les carpes en l'amorçant plusieurs jours à l'avance avec les produits qu'elles préfèrent, en n'omettant pas d'y ajouter des fèves bien crevées et d'autres coupées en deux.

Il est essentiel, le jour de la pêche, d'arriver de bon matin et de s'installer sans bruit ; jeter ensuite une poignée de fèves, lancer sa ligne en bonne place, tirer un peu sur le fil pour le tendre, placer sa canne sur son support et s'armer de patience, tout prêt à intervenir.

La belle carpe est finaude, rusée, tatillonne — elle en a tant vu, —aussi est-il rare qu'elle engame la fève du premier coup, mais, comme elle en est très friande, elle ne manquera pas de le faire après un certain temps d'attente. La fève qui garnit l'hameçon — un bronzé n°4 à 2 — doit être légèrement entr'ouverte, sans plus. On peut l'y fixer en contournant à l'intérieur la partie farineuse pour faire saillir sa pointe vers l'extrémité de la fente. On peut aussi la fixer extérieurement, comme une noquette, serrée comme un paquet ficelé. Le pêcheur constate les préliminaires de l'attaque par les tremblements du fil, les oscillations de l'extrémité du scion ou une courte détente de ce fil ; mettre au plus tôt la main sur la canne et ferrer après un court temps d'arrêt. Parfois, au contraire, aucun avertissement. Tout à coup, la bannière se tend et le cliquet crie ; le flotteur, s'il existe, disparaît et s'enfonce. Ferrer aussitôt, sans hésitation, mais sans brutalité, en sens contraire de la fuite du poisson. Celui-ci accroché, relever la canne à la verticale et opposer à sa résistance l'élasticité du scion ; travailler sa prise entre deux eaux sans jamais détendre le fil et épuiser la carpe seulement quand elle est pâmée. Cela demande parfois un temps assez long, pendant lequel l'émotion étreint le cœur du pêcheur quand le poisson est de taille. De l'avis des maîtres, la carpe est un des antagonistes les plus difficiles à vaincre, et j'ai pu moi-même vérifier la vérité de cette assertion.

R. PORTIER.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 533