Dans le petit monde du sport, les mots les plus usuels
prennent une signification particulière. Devant un cycliste, un footballeur, un
boxeur qui se traînent, s'essoufflent, le spectateur déclare, sur un ton
d'excuse quelque peu méprisant : — « C'est un vieux. » Le « vieux »
est âgé de trente-cinq ans. Le spectateur qui le juge mûr pour la retraite est
son aîné et, souvent avec raison, se trouve jeune, la quarantaine largement
dépassée. Son verdict, cependant, n'est pas illogique ou contradictoire. Les
athlètes, les champions, en tant que tels, vieillissent particulièrement vite.
Le temps de leurs exploits, d'ordinaire, est court.
Sans prétendre poser des règles absolues, nous nous
proposons de passer ici en revue les sports principaux en les considérant du
point de vue particulier qui nous occupe. Qu'il soit bien entendu que nous nous
intéressons uniquement aux pratiquants d'une valeur exceptionnelle. Avec des
organes en bon état, il est conseillé de trotter, de nager, de pédaler à tout âge.
Nous ne visons que ceux — amateurs ou professionnels — qui s'exhibent en public
et désirent que leurs noms soient cités dans les journaux avec des commentaires
élogieux.
Première constatation : il est permis de briller tard
sur un court de tennis. Raquette en main, Cochet et Borotra font mieux que se
défendre, la cinquantaine nettement défrisée. L'Allemand Von Cramm, leur presque
contemporain, a fait récemment une rentrée fort honorable. Cette longévité est
plus surprenante qu'elle ne le paraît de prime abord. Le tennis a cessé d'être
depuis longtemps le gracieux exercice de demoiselles essayant de se renvoyer
une balle par-dessus un filet. Il réclame de la vigueur, de l'endurance, de la
souplesse, des réflexes rapides et sûrs, qualités qui décroissent, s'émoussent
au fil des années. Si Cochet et d'autres battent régulièrement de solides
garçons dont ils pourraient être les pères, c'est grâce à une technique qui ne
s'acquiert et ne se conserve qu'avec beaucoup d'application, de patience,
vertus dont les jeunes tennismen, surtout en France, sont généralement
dépourvus. Sur le court, un joueur peut démontrer l'aisance d'un virtuose,
mais, comme les grands pianistes, il doit s'astreindre, loin du public, à des
exercices fastidieux. L'étude, la technique conservent une valeur
prépondérante. Bien centrer une balle est un art.
Cette primauté de l'expérience, nous la retrouvons dans un
domaine moins élégant : celui du cyclisme sur piste. Certes, les champions
de la « petite reine » sont d'assez loin les cadets des inlassables « mousquetaires ».
Il n'empêche que Raoul Lesueur, champion du monde de demi-fond, fêtera bientôt
ses quarante ans et que plusieurs de ses rivaux sont ses aînés. La spécialité —
médiocrement sportive d'ailleurs — du cyclisme derrière motos paraît même
constituer le monopole de coureurs chevronnés, pour la plupart anciens
routiers. Les jeunes qui s'y essaient échouent, après avoir donné parfois des
promesses. C'est que cette forme du cyclisme, participant un tantinet du
cirque, réclame un apprentissage ingrat, un sang-froid parfait, un entraînement
sévère. Elle se présente comme un métier pénible et dangereux.
Le « métier », l'expérience permettent aussi à des
« sprinters » de se maintenir plusieurs lustres au premier rang et de
contenir l'assaut de nouveaux venus sur la piste. Pour le profane, une course
cycliste dite de vitesse constitue un spectacle étrange. Les concurrents
s'ingénient d'abord à progresser le plus lentement possible, voire à demeurer
sur place. Puis c'est une ruée soudaine et forcenée de 200 où 300 mètres
jusqu'à la ligne d'arrivée. Le profane pense que ce dénouement devrait suffire ;
le prologue lui semble ridicule. Il se trompe. Des manœuvres subtiles se sont
poursuivies alors que la course était remplacée par le cheminement zigzaguant
de cyclistes en équilibre instable. Une lutte serrée était engagée pour
s'approprier la place la plus favorable, la meilleure roue, pour tenter une
surprise. Dans cette lutte, c'est le plus averti, le plus rusé qui triomphe.
L'expérience vient au secours de détentes moins nerveuses, d'articulations
moins souples. Malgré tout, les « sprinters » sont contraints à
prendre leur retraite aux abords de la quarantaine, s'ils ne veulent pas offrir
le spectacle mélancolique de vedettes qui s'obstinent en plein déclin.
Les routiers sont moins favorisés, si l'on excepte des
phénomènes du type de Benoît Faure. Pour eux, généralement, trente-cinq ans
marquent l'âge limite, sauf pour des comparses jouant les utilités au sein des
équipes. Les rudes tâches de la route interdisent de demeurer au premier plan
plus d'une décade. La rentrée de René Vietto, cette année, s'est soldée par un
échec.
A trente-cinq ans, un joueur de football, ou de rugby se
considère lui-même comme un vétéran. Sa carrière s'achève parce qu'il devient
incapable de suivre de bout en bout le rythme d'une partie, le déroulement d'un
championnat. Des « ancêtres » tels que Courtois apportent encore un
concours précieux à leur équipe, grâce à une touche de balle impeccable; mais
on les considère plus comme des professeurs que comme des exécutants.
La boxe n'est pas plus indulgente. Sur le ring, la trentaine
fixe un terme qu'il est imprudent de dépasser. On pourrait nous opposer
plusieurs exemples, dont aucun n'est, croyons-nous, pleinement convaincant. Ce
n'est que par la faute des circonstances nées de la guerre que Marcel Cerdan a
conquis son titre de champion du monde alors que sa meilleure forme était
passée. Et si le noir Joe Louis a pu donner l'illusion d'une jeunesse tenace,
c'est que la catégorie des poids lourds est pauvre et qu'il n'avait pas de
rivaux à sa taille.
Riche en spécialités diverses, l'athlétisme mériterait une
étude. Bornons-nous à indiquer notre conclusion. La trentaine marque encore
l'apogée du champion. Saluons au passage des exceptions représentées par des
coureurs de marathon, épreuve presque inhumaine. Ayons aussi une pensée pour le
Dr Sempé, naguère champion inébranlable du 110 mètres haies, course qui exige
un automatisme absolu des mouvements.
Nous avons défini l'âge du champion par le haut, si l'on
peut ainsi dire. Il reste à souligner la limite inférieure. Les physiologistes
placent vers la vingtième année la fin de l'adolescence. L'adolescent peut et
doit faire du sport, mais de façon modérée et contrôlée. Tout effort trop
violent nuit à un organisme dont la croissance est incomplète. D'accord avec
les médecins, mais un peu plus libérales, les fédérations abaissent d'ordinaire
à dix-huit ans l'époque où, cessant d'être « juniors », les garçons
sont admis à se mesurer avec les adultes. Les prodiges en herbe causent des
déceptions. Leurs prouesses sont éphémères. Les fumées de la gloire
étourdissent des cerveaux juvéniles. Comme les marionnettes de la chanson, les
petits phénomènes font trois petits tours et disparaissent.
Le bel âge de l'athlète s'étend donc, en moyenne, sur dix
années. Ne regrettons pas cette brièveté. Les mieux doués, les mieux équilibrés
ont le loisir d'accumuler des gains respectables ou d'inscrire leur nom au
passage sur les tablettes des records. Les autres ont connu des joies saines et
viriles. Tous conservent la ressource de faire du sport pour leur seul plaisir
et d'éviter l'obésité, l'essoufflement, rançon de l'âge promise à ceux qui ont
négligé de cultiver leur corps, « guenille » combien précieuse !
Jean BUZANÇAIS.
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