'ANNEE 1951 va être, en montagne, une année tout
spécialement dangereuse. Depuis bien longtemps l'on n'avait vu des chutes de
neige aussi fortes que celles qui se sont produites l'hiver et le printemps
derniers ; depuis six où sept ans, les alpinistes avaient pris l'habitude,
de ne trouver, au cours des courses de glacier, aucune des traîtrises
classiques, ponts de neige sur les crevasses, corniches sur les arêtes, etc.
Cette année-ci, les glaciers ne seront pas tout nus, la
fonte des neiges ne sera qu'amorcée, en haute altitude, jusqu'à l'automne, où
les nouvelles couches viendront renforcer les anciennes. Plus que jamais
l'usage de la corde s'avérera indispensable, car des passages qui, depuis les étés
chauds de 1945 et suivants, n'étaient rien du tout vont être sournoisement
dangereux, du fait des traîtrises cachées.
Mais le point névralgique, le centre des possibilités
d'accidents va se trouver sur le mont Blanc. L'avion Malabar Princess,
dont les débris ont été repérés avec plus de précision, va constituer un pôle
d'attraction pour les imprudents.
L'aile qui se trouve sur la glace, sur le versant français,
et les macabres débris qui l'entourent seront d'un attrait irrésistible pour
les chercheurs de souvenirs. Passe encore ! Mais la plus grosse partie de
l'avion percuté : trois moteurs, une autre aile et le fuselage, sont en contre-bas
de la route normale du mont Blanc, sur le versant italien. Ajoutez à cela la légende
miroitante des 100 millions d'or qu'était censé transporter l'avion et, la
curiosité aidant, le désir de prendre des photos, de ramener un morceau de
duralumin en souvenir, nous avons là toutes les chances de voir se produire des
catastrophes.
Dans le fuselage, le froid a conservé jusqu'à présent les
corps des victimes. Mais déjà des mesures de sauvetage, doublées de mesures
d'ordre, ont dû être prévues. Les guides de Chamonix, au prix de difficultés
immenses — n'ont-ils pas dû faire un rappel en passant leur corde sur des pales
d'hélice émergeant de la glace ! — sont parvenus jusqu'au corps même de
l'avion, mais ce genre de sport n'est pas à la portée de tous les chercheurs
d'aventures. Il a été prévu de faire stationner au refuge Vallot, à 4.300
mètres d'altitude, des patrouilles régulièrement relevées de troupes de haute montagne,
destinées à empêcher les inconscients de risquer leur peau.
Il faut, en effet, se souvenir que, si chacun est
parfaitement libre de ses actes, ces mêmes actes, en montagne comme en mer,
peuvent avoir des conséquences mortelles pour d'autres. Les marins ne se
comptent plus, qui ont perdu la vie en portant secours à un imprudent, et la
tradition des guides des Alpes est de ne jamais laisser en péril les
ascensionnistes qui se sont mis, le plus souvent par leur faute, dans une
situation périlleuse, et cela au péril de leur propre vie.
Il n'y aurait qu'une solution, qu'on adoptera peut-être, et
qui consisterait à disposer quelques charges de dynamite et à faire sauter
l'épave, dont les débris descendraient en Italie sur le glacier de Miage et le
glacier du mont Blanc. Une fois l'attrait dangereux de ces débris disparu, les
risques d'imprudence et d'accident disparaîtraient également.
Par exemple, le règne des « souvenirs » fabriqués
avec des débris de l'avion ne fait que commencer. Pendant trente ans, les
âniers du Caire et d'Alexandrie ont proposé aux voyageurs en escale de leur
faire monter le bourricot de M. de Lesseps. Sous la Révolution, les habitants
d'Ermenonville vendirent à Paris assez de cannes de Jean-Jacques Rousseau pour
faire une petite forêt, et Chateaubriand avait calculé que les branches du
saule de Sainte-Hélène vendues par les matelots aux fidèles de l'Empereur
auraient rempli, chaque année, une forte voiture à foin.
Attendons-nous donc à voir paraître, à côté des cloches de
vaches, des chalets en bois sculpté, des chamois presse-papiers sur leurs blocs
d'améthyste, les morceaux de l'avion du mont Blanc, en provenance directe de la
cime ou du cimetière des vieux coucous d'un aérodrome. Quoiqu'il ne manque pas
de débris d'avions dans la chaîne du Mont-Blanc. Sans parler du planeur qui
s'écrasa il y a quelques années contre Blaitière, ni de l'hydro italien qui se
posa, vers 1920, au lac d'Auterne et ne put repartir, et dont les débris ont,
eux aussi, pris leur vol sous forme de « souvenirs » dans le vaste
monde, un bimoteur militaire américain, disparu à la fin de la guerre, fut
découvert deux ans après à l'extrémité sud de la chaîne, écrasé contre
l'aiguille des Glaciers, à quatre kilomètres à vol d'oiseau de l'épave de la Malabar
Princess.
Cette année, comme si les risques ordinaires de la montagne
ne suffisaient point, l'attrait de l'avion du mont Blanc va encore tenter les
intrépides, et les gardes auront grand’-peine à les empêcher de se rompre le
cou pour aller le toucher du doigt.
Le jeu en vaut-il la chandelle ? Question de point de
vue. Elzéar Blaze, un chasseur s'il en fut, nous conte l'histoire du petit
bonhomme qui se refusait tout net à monter au sommet d'un arbre pour y dénicher
des moineaux.
— Pensez-vous ! C'est un coup à se casser la tête, les
branches ne sont pas solides, la tête me tourne, que sais-je encore ?
— Et si c'était des merles ?
— Ah ! si c'était des merles, je ne dis pas !
Robert LARAVIRE.
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