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"Animaux" artificiels

Au Salon international de la T. S. F. de 1929 fut présenté un « chien électrique », dû à M. H. Piraux, aujourd'hui chef de la propagande technique du département « Éclairage et Radio » chez Philips. Il fit sensation à l'époque, mais semble bien oublié, puisqu'on n'y a guère fait allusion chaque fois que l'on a parlé des fameuses tortues électroniques de Grey Walter.

Ce « chien » paraissait proprement doué d'intelligence. Il suivait une torche électrique, tournait, virevoltait autant de fois que la lumière le lui commandait. Mais, quand on lui présentait la lumière de trop près, juste sous le nez, il se mettait à aboyer, pas content du tout.

En 1951, il nous est facile de deviner le secret du chien : une cellule, photoélectrique fait à peu près toute l'affaire. Celle-ci commande des moteurs quand elle est frappée par un rayon lumineux, et les .commande d'autant plus que la lumière est plus forte. Mais, il y a vingt-deux ans, les visiteurs du Salon de la Radio pouvaient évidemment penser à quelque sorcellerie.

Dans chaque orbite du chien se trouvait donc une cellule photoélectrique commandant chacune un groupe identique d’organes moteurs. Un flux de lumière atteignait-il l'œil droit, la cellule conductrice laissait passer un très faible courant, lui-même amplifié par une triode et alors assez puissant pour agir sur un électro-aimant qui fermait le circuit d'une batterie d'accumulateurs. Ainsi était mis en marche un moteur électrique, qui agissait, par des courroies sur une roue placée sous la patte avant gauche. Donc le chien tournait à droite, vers la source de lumière.

Dès qu'il se trouvait face à elle, les deux cellules recevaient un flux égal et la roulette de la patte droite se mettait en marche, elle aussi, à la même vitesse : le chien allait tout droit.

Quand il s'était trop approché, il stoppait comme s'il était ébloui : le courant, devenu plus intense sous la lumière plus intense, avait bloqué les moteurs.

Mais alors un nouveau renforcement de la lumière, donc du courant, mettait en jeu un troisième mécanisme : celui par lequel le robot manifestait bruyamment sa colère.

A la World Fair de New-York 1939 devait figurer un autre chien électronique qui, lui, devait être si sensible à la lumière qu'il se jetterait sur tous les visiteurs portant des pantalons blancs. Mais, hélas ! il répondait trop bien aux sollicitations lumineuses. La veille de l'ouverture, il avait été enfermé dans une pièce dont la porte fut, dans la nuit, laissée par hasard ouverte. Le chien vit une lueur venant du dehors. Il sortit, une auto passa, le chien vit les phares, courut sus. L'automobiliste ne put l'éviter pour cette bonne raison que le chien tenait absolument à s'approcher au maximum des phares. Plus de chien ! Il fut écrasé.

Tels sont les ancêtres canins de cette nouvelle espèce de la zoologie électronique : Machina speculatrix, du genre tortue, de l'ordre des chéloniens, de la classe des reptiles, de l'embranchement ... Non ! On ne peut quand même pas dire que les tortues électroniques de Grey Walter soient de l'embranchement des vertébrés ; elles n'ont vraiment pas de colonne vertébrale ! Leur créateur (c'est bien le mot pour un fabricant d'animaux) n'en a pas moins voulu leur donner un nom spécifique suivant les plus purs canons de la nomenclature zoologique.

C'est qu'il ne faudrait pas dire au savant neurologue anglais (par ailleurs spécialiste mondial d'électro-encéphalographie) que son Elsie ou son Elmer ne sont pas des êtres vivants ! Elles vivent chez lui, dans son cottage de Bristol, comme des animaux familiers — les Anglais disent des « pets ». Il les a voulues douées d'attributs que, jusqu'ici, on considérait propres à la vie.

Regardez Elmer : il va, il vient ; tel que vous le voyez, il est en quête de nourriture ; il a faim ; ses accus sont bien près de se vider, mais il ne trouve rien à se mettre sous la dent, rien que la pénombre ; or cet animal vit de lumière. Par charité, Grey Walter allume une lampe dans un coin de la pièce. Déjà, Elmer l'a vue. Sa singulière tête mouvante, tournant comme un phare autour d'un long cou, cesse d'explorer l'environnement. Elle s'est braquée sur la lumière. Mais, quand le robot se sera approché de la lampe, quand il aura vu qu'elle n'est pas comestible (lisez : qu'elle n'est pas assez puissante), il s'en détournera, dédaigneux, et reprendra sa quête inquiète.

Alors Grey Walter illumine la niche. Cette niche s'ouvre au ras du sol. Elle est vivement éclairée par une forte ampoule. Elmer y pénètre avec décision ; et, là, son mouvement pour atteindre la source lumineuse le fait se bloquer sur des contacts électriques. Alors, immobile, il recharge ses accus au courant du secteur.

Pendant ce temps, regardez Elsie : elle cherche, elle aussi, mais avec plus de nonchalance (nous disons « elle », car c'est la femelle du couple, vêtue joliment de plexiglas bien lisse et brillant, alors que la carapace du mâle est violemment bariolée de rouge et de noir). Elsie vient de manger à son étable. Elle s'est repue d'électricité : ses accus sont pleins. Aussi ce qu'elle cherche maintenant, ce n'est pas la lumière, mais un endroit ni trop clair, ni trop sombre où elle pourra demeurer tranquille. Mais cet endroit, idéal, elle ne le trouve pas, car son maître, ce jour-là, l'a « réglée » avec beaucoup de précision pour que ce point d'équilibre qu'elle recherche soit difficilement maintenu. (Un autre jour, au contraire, il peut lui donner un comportement beaucoup plus tranquille en la réglant assez largement pour qu'elle trouve facilement une zone à sa convenance.)

Mais, dans sa recherche, Elsie vient de heurter un meuble. Alors ne croyez pas qu'elle s'entête. Au contraire, elle recule un peu, elle se met à marcher de côté et, après un mètre environ, elle reprend sa marche primitive. Si l'obstacle se trouve encore devant elle, elle se cognera, puis reprendra sa manoeuvre. Mais, si le chemin est libre, elle donnera tout à fait l'impression d'avoir volontairement évité ce qui la gênait.

Comment tout cela est-il possible ? Après ce que nous avons dit du « chien » de 1929, il est facile de comprendre que les « tortues » de 1951 sont dotées, elles aussi, d'une cellule photoélectrique. Mais ici, cette cellule est plus sensible, les courants dont elle règle la puissance agissent selon leur force, avec plus de nuance, sur des organes plus complexes. Le comportement du robot est donc infiniment plus compliqué. Mais le principe reste le même.

Ce qu'a voulu Grey Walter, c'est montrer qu'avec des montages électriques en somme assez simples on peut donner à la machine une apparence de vie. Il aurait pu, certes, compliquer beaucoup les choses. Il aurait pu doter ses animaux de réactions imbriquées les unes dans les autres (par exemple au son, à la lumière, aux ondes hertziennes, à la chaleur, etc.). Mais il a voulu montrer qu'un dispositif simple donne déjà des résultats assez semblables à ceux que valent aux animaux un système nerveux assez compliqué. Il a voulu qu'on puisse se dire en face d'Elsie et d'Elmer : si, avec des engins que peut fabriquer un simple « bricoleur », on peut imiter le comportement d'animaux du niveau des mollusques, que ne pourrait-on arriver à faire si on usait de toutes les ressources de l'électronique ?

Un autre intérêt essentiel de ces robots est de montrer quelle différence énorme il y a entre les traditionnels automates, dont le joueur d'échecs électromagnétique de Torrés-Quevedo (1) et ces engins de la nouvelle science qu'est la cybernétique : alors que tous les automates jusqu'à ce jour, aussi complexe soit leur comportement, ne faisaient jamais rien que l'homme n'ait exactement voulu, une fois pour toutes, les tortues d'aujourd'hui, les robots de demain, dotés par l'homme d'un système de perception et d'action analogue à celui des systèmes nerveux animaux, accompliront, dans le champ d'action permis par leur dispositif interne, des actes que leur créateur même ne peut pas prévoir.

Pierre DE LATIL.

(1) Voir Le Chasseur Français de juillet 1951.

Le Chasseur Français N°654 Août 1951 Page 501