Au gré de ses séjours dispersés, un de mes amis, qui s'était
particulièrement intéressé à l'art cynégétique, s'était constitué une
collection fort variée de petits pièges ou de dessins réduits, de trappes et
autres dispositifs de capture pour les gros animaux. En plus des siens, j'en ai
vu d'autres, de modèle assez différent, mais tous sont constitués par des
assemblages de lamelles de roseau, de noeuds coulants, de fermoirs ou extensoirs
de bambou plein qui, comme l'acier, reviennent à leur position primitive dès
qu'ils sont relâchés ou resserrés par les lanières de fibres qui les
assujettissent ou les emprisonnent. Ils sont déclenchés par un dispositif, à la
fois simple et ingénieux, qui agit sous le poids de l'animal qui « donne
dans le panneau », ou par le tiraillement des mâchoires qui « mordent
à l'appât ».
Sur certains marchés, on trouve ainsi de ces cages pleines
de perdrix, de cailles ou autres oiseaux de tout plumage.
L'emploi des pièges, direz-vous, n'est pas très sportif.
Outre que les Noirs n'ont de l'esprit chevaleresque que des notions
instinctives, en certains cas, il faut admettre aussi que, lorsque nécessité
fait loi, on supplée à la précarité des moyens par des stratagèmes qui sont
parfois les seules armes possibles devant des animaux qui, ici, en emploient
souvent des équivalents sous une autre forme.
Contrairement aux pêcheurs, les chasseurs ne constituent
pas, à vrai dire, une caste. Tout le monde peut s'adonner à la chasse et ne
s'en prive pas si telle est son envie. Toutefois, certains sujets
particulièrement habiles en font profession. Suivant le gibier à traquer, ils
se réunissent à quelques-uns, ou opèrent individuellement.
Le plus souvent, la chasse est collective. Les hommes d'un
ou plusieurs villages se groupent et partent en campagne en un lieu propice.
Des rabatteurs, « armés » de tam-tams, encerclent .une vaste « demi-lune »
et traquent tout ce qui porte poil ou plume dans une étroite vallée où sont
tapis les « tueurs » ... Au milieu des « froufroutements »,
des frôlements et du piétinement des fuites éperdues, les sagaies pleuvent, des
coups de fusil répercutent leurs échos, des coups de trique assomment et des
flèches sifflent ...
Parmi les antilopes de toutes tailles, les phacochères, les
hérissons, les fauves de tout calibre, etc., on ne relève pas que des animaux
morts ou agonisants, mais ... c'était écrit ... Inch Allah ! ...
De nombreux indigènes et quelques Européens portent, incrustées dans leur
chair, les profondes striures de griffes terribles.
L'arc est encore employé, mais très peu. Les harpons de
flèche et les lames de sagaie sont enduits de sucs qui paralysent très
rapidement l'animal, pour un certain temps, sans lui empoisonner le sang.
A la manière de nombreux Européens, ou par l'imitation des
feux de nos camions, de nombreux Noirs opèrent par nuit sans lune, avec un
réflecteur à piles électriques ou à acétylène, qui éblouit l'animal.
En plus d'un long poignard, ils sont armés d'un bien plus
long fusil à piston, à amorce ou à pierre, qui a fait merveille entre les mains
des vieux « grognards », si ce n'est des « sans-culotte ».
Terriblement et sans cesse rapetassées par le forgeron et le cordonnier, avec
du fil de fer, des couvercles de boîtes de conserve et des manchons de peau
brute, ces armes, sont encore redoutables et solides, grâce aux gris-gris qui
les recouvrent, elles et leurs fusilleurs.
Avec du papier ou des étoupes de fibre et une poudre
rudimentaire qu'ils fabriquent généralement eux-mêmes, ils les bourrent,
parfois jusqu'à la gueule, avec des cailloux, à défaut, d'autre chose, ou, ce
qui est excellent, avec des débris de ferraille coupée au burin, ou de la fonte
provenant d'une marmite cassée qu'on paye s'il faut avec un « petit la
viande » (dogomani sogo), c'est-à-dire avec un petit gibier.
A défaut de précision, qui n'est pas ici la meilleure
qualité de l'arme, ces projectiles tranchants, tirés de près, ont une puissance
de choc considérable et infligent des blessures terribles. Avec de la patience,
le jour, la bête finit par passer à bonne portée ; la nuit, si elle « tient
bien la lampe », on peut l'approcher à dix mètres. Chaque coup fait « grosse
mouche. »
Même par nuit très noire, les Noirs en général, et les
chasseurs en particulier, ont un instinct très sûr de l'orientation. Une fois
pour le moins, leur sixième sens me fut fort salutaire.
Avec un ami, nous étions partis dans une vieille B. 12 « passe-partout »
que nous avions transformée en torpédo en l'amputant de ses superstructures.
Nous avions l'intention de nous octroyer un « méchoui » (1)
d'antilope. On était en saison des pluies et pas une seule étoile ne brillait
au ciel. Au premier village rencontré, nous avions pris avec nous deux
chasseurs noirs qui devaient nous emmener dans une sente peu fréquentée que
nous ne connaissions pas.
Deux braises furent happées soudain par le faisceau de ma
lampe frontale ; elles étaient rouges et assez écartées ; ce devait
être un fauve d'assez forte taille. Je descendis de voiture, suivi d'un
chasseur noir ...
La bête tenait mal la lampe ; elle « coulait » ;
ses yeux s'abaissaient et disparaissaient pour réapparaître vingt mètres plus
loin. Elle nous entraîna ainsi sur plusieurs kilomètres à l'intérieur d'une
brousse assez claire ... Au contour de chaque broussaille, je m'efforçais
de conserver la notion de la direction du retour ; mais il est
pratiquement impossible, surtout dans le « feu » d'une poursuite, de
revenir exactement en « ligne d'angle ». Lorsque je dus abandonner
tout espoir de reprendre contact avec la bête, j'avais nettement l'impression
d'avoir laissé les amis vers la droite, et me voilà parti en furetant ...
— Où ti vas; Moussié ? Y a pas bon là-bas.
— C'est toi qui t'es fichu dedans, Tanga.
— Ai ! Toubabou'ké, naia sissan. (Non !
Homme blanc, viens tout de suite.)
Et il fila comme un trait, du côté presque opposé. Je
n'avais que la ressource de le suivre, mais le chemin me paraissait long ...
Enfin ! une lueur apparut au loin et quelques faibles détonations
parvinrent jusqu'à nous ... Re-merci, Tanga ...
Un sous-officier périt ainsi d'une mort atroce, en 1947, aux
environs de Saint-Louis-du-Sénégal. Il s'était égaré, en plein jour, dans les
mêmes circonstances que moi. Il a dû « tourner en rond » pendant
longtemps, puis ... le soleil, le désarroi, la soif, l'angoisse, le vertige,
la fièvre qui vient accélérer l'oeuvre de déshydratation ... L'infortuné
fut retrouvé tout recroquevillé et desséché.
Les chasseurs noirs sont aussi d'habiles « pisteurs ».
Ne pouvant utiliser les chiens, sur un sol surchauffé qui « brûle »
les fumets et a dégénéré les flairs, ils excellent à repérer et à identifier le
moindre indice ancien ou récent.
Marcheurs infatigables, avec une outre d'eau, quelques noix
de kola et un petit sac de cacahuètes qu'ils renouvellent, à l'occasion, en
faisant un détour dans quelque village, ils peuvent suivre pendant des jours
une trace intéressante. Lorsqu'ils ont repéré le gîte, ils vont chercher aide
s'il y a lieu ; l'animal encerclé est percé de mille coups. On danse alors
la cannibale ; on découpe en lanières la viande à emporter qu'on fait
sécher et fumer, et on dévore à belles dents.
Un de leurs procédés de cuisson, qui est pour eux le grand
régal, est assez curieux. Il consiste à creuser un trou dans le sol et à y
faire du feu assez longtemps ; après quoi, on y introduit un petit animal
non écorché ni vidé, ou un morceau de viande plié dans de la peau. On recouvre
le tout d'une pierre très chaude qu'on enfouit à son tour sous de la terre, et
on attend en dansant ... C'est en somme un « étouffé », comme
diraient nos bonnes cuisinières qui s'y connaissent. Quand cela est bien cuit,
la peau bien grillée et noire se détache comme une pelure d'oignon, et une
belle chair rose, fumante, odorante et tentante apparaît. Si on n'a pas de sel,
on met un peu de cendre. C'est délicieux. Essayez ...
La réglementation de la chasse ne fait pas l'objet d'une
surveillance très rigoureuse. En dehors des grands centres, faute de moyens
d'investigation qui seraient plus onéreux que lucratifs, le Service des
contributions indirectes, qui est aussi clairvoyant qu'ailleurs, semble fermer
les yeux et on l'en remercie. Toutefois, certaines variétés de gros animaux,
particulièrement vulnérables lors de leurs passages saisonniers, en des lieux
bien déterminés, ne tarderaient pas à disparaître sans une protection aussi
efficace que possible.
Aux chasseurs européens qui viennent faire campagne, on
délivre un permis de « grande chasse » qui donne droit à inscrire au
« tableau » un certain nombre de girafes, éléphants, hippopotames,
grosses antilopes, etc. En percevant leur redevance, on demande gentiment à ces
messieurs de ne pas abuser, et on leur dit : « Monsieur, si un jour
votre bourse est assez gonflée pour venir faire ici le « coup de feu »,
vous voudrez certainement en emporter quelques « massacres » bien
encornés, pour « épater » votre dame et vos amis. Permettez-moi alors
de vous donner la recette de Tanga, pour que vos trophées puissent faire « bonne
figure » au-dessus de votre salon particulier.
» Ne vous amusez pas à les faire bouillir et à les
gratter pendant trois jours ; déposez-les sur une bonne fourmilière de ces
gentils « magnans » à l'appétit aussi robuste que leurs mandibules ;
recouvrez-les d'un buisson bien rébarbatif, que vous surchargerez de lourdes
pierres, pour que l'hyène ou le fourmilier ne vous fasse aucune « entourloupette » ...
Revenez les chercher deux jours après ... Badigeonnez de formol si vous en
avez, et emballez ... Attention ! A l'emballage, demandez à votre
permis de vous faire le compte ... Merci !
J. GRAND.
(1) Animal rôti d'une seule pièce sur une broche de bois.
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