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Civilisation d'Extrême-Orient

Art et religion au Cambodge

Les premiers explorateurs qui découvrirent les ruines du  temple d'Angkor-Vat furent écrasés par la splendeur de leurs masses émergeant de la forêt les engloutissant.

Se croyant en face de constructions antérieures à l'ère chrétienne, ils se soucièrent surtout de leur tirer les secrets religieux exprimant une civilisation de très haute époque.

La primauté fut ainsi acquise à l'archéologie en face de l'ethnographie, et ce n'est que dans des années récentes que ces recherches ont repris leurs notions normales.

Contrairement à ce que l'on avait supposé, Angkor ne remonte pas aux temps préhistoriques, mais simplement au XIe siècle. En Extrême-Orient, cette architecture est donc simultanée et synchrone de celle des cathédrales gothiques de l'Occident.

Cet art « kmer » a des origines extrêmement complexes, par suite des multiples migrations et échanges qui sillonnèrent ces pays à travers les siècles.

L'influence indoue est extrêmement importante, mais ne suffit pas. Les Kmers y ont apporté leurs sentiments très personnels s'exprimant par l'architecture religieuse. Plus importante avait été cette influence de l'Inde dans l'art antérieur, et surtout entre les VIe et Xe siècles.

La tradition indoue resta identique à elle-même en ce qui concerne la religion cependant, mais le temple subit des influences extérieures immenses dans la construction, et ces influences vinrent surtout de la Chine. On estime, du reste, que la main-d'œuvre de ces bâtisseurs de temples fut toujours indigène et locale. Seuls peut-être des architectes vinrent des pays étrangers, mais ce ne fut qu'en qualité de conseillers et non de « maîtres d'œuvre ».

Le tout est que l'étude minutieuse des réminiscences décoratives justifie que les apports vinrent de très loin, atteignant par la Micrasie ou Asie-Mineure jusqu'aux bords de la Méditerranée. La conséquence fut que tous les pays traversés par ces spécialistes firent bénéficier Angkor de leurs caractères propres, tels Mohenjo Daro et Harappa dans la vallée de l'Indus, Anau dans le Caucase ; il en fut de même des civilisations et techniques de toute l'Archasie ou ancienne Asie occidentale classique axée sur la Mésopotamie, riche de millénaires de conquêtes architecturales et de traditions décoratives.

C'est ainsi que l'on retrouve des chapiteaux dont la stylistique rappelle celle du dorique du Forum de Rome. Au temple du Bayon, on retrouve également des animaux affrontés qui semblent issus des mêmes ateliers que ceux des Perses Sassanides, eux-mêmes détenteurs des traditions égéennes.

C'est encore des ziqqurats babyloniennes, de ces temples élevés au haut d'une énorme pyramide de briques séchée ou adobes, que l'on doit la surélévation de maints lieux rituels sacrés.

Pour comprendre la résistance du cambodgien aux influences étrangères et son apport particulier aux arts, il faut restituer que son origine n'est pas indoue, mais résulte d'un immense brassage, sur un fond malayo-indonésien, au hasard des passages des commerçants, guerriers et pèlerins circulant d'Occident en Orient en une région qui était une véritable plaque tournante des chemins de transit.

Ces échanges furent tels qu'aujourd'hui on ne sait plus qui du pays kmer ou de ceux extérieurs a le plus donné ou reçu. Mais un fait reste : le Cambodgien a vu sa civilisation évoluer paradoxalement « en vase clos » en tournant surtout le dos à ce qui était l'ouest, Inde compris. C'est ce qui explique qu'à l'inverse de l'Inde son pays n'a aucune aptitude aux spéculations purement intellectuelles et qu'il n'a pas été touché par la métaphysique, du pays d'Açoka, pas plus que par les données abstraites d'un ésotérisme religieux. Cet ésotérisme perpétuellement à la recherche d'une connaissance toujours plus profonde des interprétations des mystères sacrés, pour le profit d'une catégorie aristocratique d'initiés, est le propre de la religion brahmanique et donc de l'Inde.

Le Kmer est cependant très religieux, mais il s'attache surtout aux manifestations extérieures des cultes. Il n'est pas mystique, mais pieux.

Il ignore la méditation, mais aime la prière.

Et tout ceci explique parfaitement les formes et sculptures à la fois simples et exubérantes des temples, cette débauche d'ornementation qui couvre à l'intérieur, comme à l'extérieur, le gros oeuvre de ces énormes bâtisses.

La visite d'un temple cambodgien, au Bayon comme à Angkor, sidère et terrifie par les aspects hallucinants des formes, mais cette impression n'existe que pour l'Européen. L'indigène, lui, subit l'impression de dignité majestueuse et écrasée que l'on retire d'une église romane aux formes simples. Effectivement ses temples sont simples comparés à ceux de l'Inde.

C'est alors une immense antithèse à laquelle on assiste : en Europe, les cathédrales gothiques avaient succédé aux églises romanes et présentaient l'aspect de cet immense élan de foi que fut celui du Moyen Age. L'opposition fut identique, bien qu'inverse, en Orient, et le Cambodge simplifia l'art « verveux » venant de l'Inde.

Les statues géantes zoomorphes d'éléphants, de serpents, de lions terminent dans leur voyage vers l'est comme simples motifs décoratifs et ornementaux. Ils participent cependant à l'esthétique de l'ensemble au milieu d'une forêt d'entrelacs et de sculptures florales.

Dans l'Inde, le décor est bien souvent lascif et érotique. Il n'en est jamais ainsi au Cambodge. Le premier est dynamique et apologétique, et le second statique et symbolique simplement.

Le temple indou figure le mont Meru en son entier, et tout vit en lui pour le faire participer à la tradition animée, les sculptures y sont multiples. Rien de tel au pays kmer ; le mont est réduit à un socle à gradins, et le temple repose dessus, offrant aux fidèles une tout autre perspective enlevée vers le ciel.

Grande différence également dans le domaine dogmatique qu'expriment les constructions : dans l'Inde, c'est le dieu suprême qui réside dans toute sa demeure terrestre ; chez les Kmers, ce n'en est plus qu'une émanation, un démiurge, qui s'identifie avec la puissance royale.

Cependant cette tradition du grand être inconnaissable, du Brahma, existe et se trouve représentée par le cadre du plan général : remparts et fossés symbolisant les monts et océans entourant les thèmes de la cosmogonie orientale se trouvent ainsi respectés.

Pour l'orientaliste, le temple sacré et central du Bayon à Angkor-Tom est plus expressif d'une mentalité que celui d'Angkor-Vat.

Il est caractérisé par ses quadruples figures humaines géantes sculptées dans la pierre.

Ces quatre têtes orientées selon les quatre points cardinaux signifient la puissance royale de son fondateur, le roi Jayarvarmana VII, s'étendant de tous les côtés possibles. Et, au centre, on a découvert une immense statue géante de Bouddha. Le tout figure la puissance divine agissant sur tout le pays par l'intermédiaire de son représentant sur terre, possédant à la fois la puissance matérielle et l'autorité religieuse totales.

Longtemps on avait cru que ces temples aussi géants que magnifiques étaient des hommages à la divinité. Les travaux modernes des savants ont démontré qu'ils étaient avant tout des tombeaux comme les pyramides d'Égypte, et que les personnages inhumés qui avaient décidé leurs constructions figuraient sous les traits des statues de Bouddha.

C'est du reste cet orgueil funéraire se traduisant par des accumulations inouïes de richesses qui provoqua l'invasion du pays par les peuples étrangers, son occupation, sa déchéance et sa servitude.

On ignore à peu près tout des fêtes religieuses qui durent se dérouler dans ces temples. Aucune archive n'en est parvenue à l'époque actuelle, et les coutumes elles-mêmes sont oubliées au point qu'en quelques années un voyageur ne trouve plus l'ambiance de ses études antérieures.

Actuellement il ne subsiste guère que deux grandes fêtes civiles. La première est celle des Monts de Méakh, qui consiste à brûler cinq tas de paddy (riz) de la nouvelle récolte provenant des cinq principales régions du pays. Le grain brûlé est solennellement mélangé aux futures semences, pendant que l'on élit un roi temporaire pour trois jours devant prendre à sa charge toutes les possibles calamités agricoles. La seconde fête est celle des Eaux, sorte de cavalcades et réjouissances nautiques rappelant l'importance de l'eau dans les rizières. Ces cérémonies sont plus que symboliques de ce que devaient être les magnificences d'il y a sept ou huit siècles. Les temples sont devenus des ruines et, avec eux, les cultes ont pris le chemin de la léthargie ...

Toutefois le nouvel an cambodgien veut des réjouissances pour saluer la venue de l'an neuf, et ces fastes sont alors militaires. Ce sont des revues avec des détachements des quatre provinces royales où figurent les quatre armes : infanterie, cavalerie, chars et éléphants. Les défilés ont lieu en présence du roi fastueusement costumé, siégeant sur la terrasse de son actuel palais comme autrefois il demeurait hiératique sur celle des éléphants d'Angkor.

Les rites veulent qu'il jette de l'eau sacrée sur les chefs des quatre délégations dont celle des éléphants ouvre la marche. Le défilé terminé, on procède à des sortes de tournois, joutes et jeux, où les armes archaïques subsistent.

Dans toutes ces cérémonies et fêtes religieuses ou militaires, les Lettres ont peu de place.

Bouddha est maintes fois invoqué dans ces écrits, et cependant on ne peut parier de l'existence d'une littérature religieuse. Les personnages surnaturels abondent, mais il semblerait que l'on n'a pas osé parler de la divinité véritable. Crainte ou dévotion ? On ne sait.

C'est à peu près tout ce que l'on possède de la littérature du Cambodge religieux.

Louis ANDRIEU.

Le Chasseur Français N°654 Août 1951 Page 505