Je viens de recevoir ces jours-ci une lettre venant
d'Afrique du Nord qui m'a vivement intéressé. Elle est signée de M. Devarenne,
grand chasseur dans bien des régions et officier de paix à Bône, Algérie. Il
m'écrivait quelques lignes fort aimables et, charmé par mon enthousiasme
cynégétique, il me contait, après ma chronique sur mes chasses à la grue, la
façon dont il en avait tué une. Je pense que les lecteurs du Chasseur
Français auront du plaisir à lire des extraits de cette lettre si
intéressante sur la région nord-africaine :
« J'ai connu, dit M. Devarenne, les battues d'Alsace,
où se faisaient des hécatombes de lièvres ou de faisans, j'ai poursuivi la
gazelle dans l'erg saharien et surpris l'imposant mouflon à manchettes dans
l'alfa des « tables » rocheuses. Lieux bénis pour le chasseur, avec
ses lièvres innombrables, ses magnifiques perdreaux rouges que l'on voit courir
par centaines, etc. ...
» Actuellement, je me trouve dans la région bônoise.
Ici, nous sommes loin des abondances sahariennes ; toutefois il y a la
variété cailles et tourterelles à la saison : juillet, septembre.
Perdreaux rouges également. Pour ces trois spécimens, il est bon de quitter la
plaine et d'atteindre la région des céréales, Guelma, Souk-Ahras.
» Nous avons aussi un peu de lièvres. Les palombes
affluent dans les grands bois de chênes, région de La Calle. Dans les mêmes
forêts vivent les cerfs de Barbarie, animaux majestueux, mais dont la
destruction est interdite. Par contre, nous avons du sanglier en grand nombre,
et ne manquons pas de nous en régaler.
» À noter que le gibier serait beaucoup plus abondant
sans le braconnage et sans la présence des chacals, ratons et oiseaux de proie.
» Enfin, j'en arrive à la sauvagine.
» Jadis, tout près de Bône, le lac Fetzara constituait
le plus magnifique rendez-vous des palmipèdes. Les oies, les canards de toutes
sortes s'y chiffraient par dizaines de milliers.
» Aujourd'hui, par la volonté des hommes, le lac Fetzara
a cessé d'exister.
» Certes, à l'époque des grandes pluies, la plaine est
bien encore recouverte d'une certaine épaisseur d'eau. Alors les oies et les
canards s'y retrouvent en grand nombre, mais, les roseaux ayant disparu, la
chasse est devenue pratiquement impossible. Restent bien les vanneaux, les
pluviers, beaucoup de bécassines, mais ça, c'est une autre histoire ...
» Avec un peu de chance, on peut encore, parfois,
contempler de merveilleux « bouquets » de flamants roses.
» Cependant, à côté du très regretté Fetzara, il nous
reste d'autres possibilités : le lac des « Oiseaux », immense
étendue d'eau saisonnière formée par la conjonction de trois ouadi importants.
Un secteur de ce lac comporte un très grand espace de roseaux où l'on peut
s'embusquer avec un canot léger.
» Il se fait en cet endroit de confortables tableaux :
oies, canards, sarcelles. La région de La Calle, distante de 80 kilomètres, est
très favorisée avec les lacs Tonga, Oubéira, etc.
» Et j'en arrive à l'oiseau qui fit l'objet de votre
dernier article du Chasseur Français de juin. Je veux parler de la grue.
» Pendant toute la saison d'hiver, cet oiseau abonde en
Algérie. Dans les grands espaces plats coupés de chotts, au sud de Sétif,
Constantine, les grues se trouvent en grand nombre, formant de véritables
troupeaux.
» Je pense qu'il en est de même dans d'autres régions,
mais je ne veux parler que de ce que je connais bien.
» Dans notre plaine bônoise, les grues ne sont pas non
plus une rareté, mais elles sont très peu chassées, en raison justement des
difficultés que cela comporte.
» Un dimanche de novembre, nous étions partis à une
chasse au lièvre qui, d'après les organisateurs, devait donner un résultat
mémorable. En fait, le résultat fut parfaitement négatif, le terrain étant trop
sec et les toutous n'ayant pu relever aucune piste sérieuse. Le soleil
commençait à se faire sentir un peu rudement, et, le découragement aidant,
j'avais décidé, laissant les camarades à leur vaine ardeur, de me consoler avec
une brochette d'alouettes.
» Pourtant cette satisfaction devait encore m'être refusée,
quand tout à coup mon attention fut mise en éveil par le cri des grues.
Éjectant précipitamment mes insignifiantes cartouches, je retirai deux bonnes
charges de chevrotines en réserve dans la ceinture cartouchière, tout en
m'aplatissant derrière un léger buisson. Hélas ! dans ma précipitation, je
n'avais saisi qu'une cartouche de chevrotines et une, inutile, de plomb n°6 ...
Trop tard pour réparer l'erreur, les oiseaux arrivaient sur moi. Je levai alors
mon arme, mais ce geste ne passa pas inaperçu et la grue pilote amorça aussitôt
un virage, dégageant ainsi son flanc gauche. Mon coup partit à cette seconde
précise. Manqué ? Quoiqu'il en soit, la bande continua son vol, le pilote
restant à son poste. Et je regardais les grands oiseaux s'éloigner, certainement
pas très fier de moi.
» J'avais tiré loin et haut, mais tout de même !
» Un kilomètre et davantage, les oiseaux allaient
disparaître derrière une légère crête, quand tout à coup celui que j'avais
tiré, et qui se trouvait toujours en tête, baissa subitement pour s'écraser
dans les broussailles. Les autres ont longuement tournoyé sur cet endroit, tout
près du sol, et, si un chasseur se fût trouvé là, il en eût facilement tiré
profit.
» L'oiseau que j'ai rapporté était un magnifique
spécimen du poids de 5 kilogrammes (il paraît que c'est moyen). En tout cas, la
chair en était exquise.
» Les chevrotines avaient pénétré au point précis que
j'avais choisi et traversé l'oiseau jusqu'à la colonne vertébrale, ce qui
dénote l'extrême vitalité de la grue.
» Je voudrais, pour terminer, affirmer qu'avec la
volonté et le désir bien arrêté d'avoir un de ces oiseaux il ne faudrait
probablement qu'un peu de chance et de persévérance, connaissant certains
points de passage où le succès ne tarderait guère par les matins brumeux
d'hiver. »
Je remercie bien vivement M. Devarenne de m'avoir autorisé à
publier cette chronique si variée et intéressante. Je le félicite d'avoir tué
une grue, oiseau difficile et que beaucoup de chasseurs désireraient inscrire à
leur tableau.
Jean DE WITT.
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