ous qui roulez les Alpes depuis votre naissance, croyez-vous
qu'il y ait quelque chose de vrai dans les histoires des aigles que l'on dit
avoir enlevé des bébés ?
Je la connais, cette phrase, et je suis toujours assez
embarrassé pour y répondre. L'aigle, et son cousin plus grand et plus fort, le
gypaète, sont devenus rares dans nos montagnes, et l'observation directe est
difficile. D'autre part, les grands rapaces sont parmi les bêtes sur lesquelles
courent le plus de légendes, parce qu'ils sont redoutés, difficiles à approcher
et, dans l'ensemble, peu connus.
Le plus simple est, d'abord, d'aller vérifier la dimension
des proies que les grands aigles apportent dans leurs aires. C'est un travail
répugnant, à cause de l'odeur de pestilence que laissent dans ces amas de
branches mortes, véritables tas de fagots, les débris pourris de la nourriture
des rapaces, mais c'est la seule façon d'apprécier les choses de manière
exacte. Des lièvres, on en trouve par centaines, dans les squelettes dépecés
d'une aire, mais le lièvre n'est point un animal très lourd, le petit agneau
non plus. Les renardeaux sont de poids difficile à évaluer, cet élément variant
souvent du simple au double pour des bêtes de même dimension crânienne. Ce sont
les restes de marmottes qui peuvent le mieux nous renseigner. De la comparaison
de quantités de crânes ramassés dans des aires avec des crânes de marmottes
tuées en chasse et pesées exactement, il résulte que les très grosses marmottes
adultes sont un peu trop pesantes pour l'aigle normal, bien que le gypaète,
d'après quantité d'observations, les enlève sans efforts. L'aigle emporte
surtout des jeunes, ou des spécimens d'un an ou deux.
Il en ressort que l'aigle a sa limite de « charge »
vers dix livres environ, et encore pour les très gros oiseaux, alors que le
gypaète emporte jusqu'à six et parfois sept kilos.
Ce qui ne veut pas dire que l'un et l'autre n'attaquent pas
des proies plus lourdes. Les chamois de l'année, les veaux, les chèvres même
sont en danger dans les districts où habitent les grands rapaces. Mais ils
procèdent de façon différente. Au lieu d'enlever leur proie, ils tentent de la
précipiter. Pour cela, quand ils ont remarqué un animal assez près d'un à-pic,
ils foncent de très haut, les ailes fermées, ne les ouvrant qu'à quelques
mètres du sol, pour arriver en criant leur cri aigre et aigu, les ailes toutes
grandes et à toute vitesse, droit sur la pauvre bête, qu'ils frôlent. La
plupart du temps, le veau ou le chevreau fait un bond de peur et de surprise,
qui l'emporte au delà du bord de l'abîme. L'aigle va ensuite se poser sur les
débris et les déchirer parfois à des centaines de mètres plus bas.
En 1842, sur la Silberalp, dans le canton de Schwytz, un
petit berger gardait ses chèvres en taillant un morceau de bois avec son
couteau. Il était assis au bord d'un plateau pierreux, sur un gros bloc, les
jambes pendantes. Un gypaète fondit l'attaquer à coups de bec, en le giflant à
grands coups d'ailes, et, en se défendant, l'enfant disparut dans le vide. Cela
fut fait en quelques secondes, avant que des bergers qui étaient à une centaine
de pas aient pu se précipiter au secours. Personnellement j'ai vu un veau,
pâturant dans un petit pré au sommet d'une paroi de rocher, attaqué par deux
aigles qui s'étaient posés à quelques pas, entre lui et le plateau herbeux. Ils
avançaient ensemble, par petits sauts, les ailes demi-ouvertes, semblables à
l'Aigle impérial de Napoléon. Exactement comme les cygnes ou les oies qui
cherchent à effrayer un chien. Par intervalles, les aigles ouvraient leurs
ailes toutes grandes et poussaient des cris et des sifflements sans cesser
d'avancer. A eux deux, ils fermaient toute issue au malheureux veau, qui
tremblait de tous ses membres et reculait vers le bord du rocher, n'osant
foncer sur eux, de peur de leurs becs et de leurs serres. Sans un coup de feu
que je tirai en l'air, étant trop loin pour être sûr de ne pas toucher le veau,
et qui les fit s'envoler, je suis certain qu'ils l'auraient acculé au bord du
rocher et jeté en bas.
Il est indéniable qu'à l'époque où les grands aigles et
surtout les gypaètes étaient plus nombreux, et plus hardis également, les Alpes
étant alors presque désertes, les tout jeunes enfants étaient en danger d'être
enlevés. Il y a environ un siècle, la petite Anna Zurbruggen avait été amenée
dans un chalet d'alpage par ses parents qui montaient faucher.
Elle dormait à l'ombre d'un arbre lorsque son père, amenant
un voyage de foin, ne la trouva plus. Tous les faucheurs, alertés, firent des
recherches vaines. Pendant ce temps, Henri Michel, d'Unterseen, montant par le
sentier, entendit des cris d'enfant et vit un énorme gypaète s'envoler d'un
rocher. Il y courut et trouva la petite Anna, sans autre mal que des déchirures
au bras gauche par lequel elle avait été saisie. Le rocher était à environ
mille cinq cents pas du lieu où l'enfant s'était endormie. Anna Zurbruggen,
surnommée Geier Annie, ou Anna du Gypaète, vécut jusqu'à quatre-vingt-dix ans,
et son histoire est consignée tout au long, avec les signatures des témoins,
sur les registres de la paroisse d'Habchern, dans l'Oberland bernois.
A Murren également, vers 1810, un bébé fut enlevé et emporté
par-dessus la vallée de Lauterbrunnen, dans une aire dominant le torrent.
Longtemps on put voir, à la lunette, les débris de la robe rouge de l'enfant au
bord du nid des aigles. Le 8 juin 1838, à Alesk, en Valais, la jeune
Joséphine Delex fut enlevée par un grand rapace. Son corps fut retrouvé le 15 août
suivant de l'autre côté de la vallée, sur la pointe rocheuse de Lato. Faige-Blanc,
dans sa Chasse alpestre en Dauphiné, nous parle aussi du gypaète.
« Dans l'été de 1865, dans les Hautes-Alpes, au
pâturage de l'Empêtra, sous les glaciers des Bœufs Rouges, le berger Perret vit
un de ses agneaux emporté par le gypaète. De l'œil, il suivit le rapace qui
disparut, caché par un plateau supérieur. Il s'y rendit et aperçut non plus un
gypaète, mais bien deux, le mâle et la femelle sans doute, accroupis sur
l'agneau.
» Il se hâta d'accourir et ne les vit prendre
péniblement leur vol que devant son bâton levé.
» Perret, emportant sa bête égorgée, descendait avec
précaution la rampe qu'il venait de gravir lorsqu'un bruit strident et
formidable vint le glacer d'effroi. A quatre pas de lui, un gypaète lancé
venait de fondre, armé d'une vitesse qui eût mis en pièces le berger s'il eût
eu le malheur d'être atteint.
» Alors il accéléra sa marche, mais une deuxième
attaque vint le terrifier, celle de la femelle probablement. Perret crut bien
en être quitte, car les deux terribles oiseaux, l'ayant dépassé, avaient
disparu bien loin sous ses pieds. Mais, avant qu'il eût atteint le bas de la
rampe, le bruit affreux retentit une troisième fois, et Perret, couché sur le
sol, fut effleuré, il le croit du moins, par les rémiges de son agresseur.
Cette fois il lâcha l'agneau et s'enfuit, plein d'épouvante. »
Le gypaète a presque entièrement disparu de nos Alpes. On le
rencontre toutefois encore dans le Devoluy et le Queyras, et j'en connais un
couple dans le massif savoyard des Fiz. Alors que le gypaète d'Afrique, plus
petit, est encore commun, celui des Alpes est une rareté. A ma connaissance, un
collectionneur suisse offre depuis des années mille francs suisses pour un beau
sujet à faire empailler, et sans succès. Les musées ont presque renoncé à
renouveler leurs spécimens à mesure qu'ils se détériorent. Restent les aigles,
qui n'ont jamais été très nombreux, la quête d'un couple s'étendant facilement
sur une trentaine de kilomètres.
Le danger des grands rapaces est donc bien atténué.
Cependant, dans les vallées écartées les habitants des chalets ont renoncé à
élever des poules, enlevées en un clin d'œil dès qu'ils ont le dos tourné,
ainsi que les lapins, chats, jeunes chiens, etc. ... Là, on veille encore
à ce que les tout jeunes enfants ne sortent point seuls sur les prés
découverts, tandis que là-haut tourne, imperceptible, le point minuscule du
grand aigle, les ailes larges ouvertes, et, lorsque l'on veut faire peur à un
moutard de quelque croquemitaine, on n'a qu'à lui dire :
« Si tu n'es pas sage, l'aigle va t'emporter. »
Menace plaisante qui, il n'y a que quelques générations, était aussi réelle que
celle du grand méchant loup.
Pierre MÉLON.
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