C'est une histoire qui date de douze ans. Mes fonctions
m'avaient amené dans un poste de la région moï de Cochinchine, un pays
magnifique avec des forêts de haute futaie et de bambous, peuplées
d'autochtones qui, ethnologiquement, n'ont aucun rapport avec les Annamites.
Très près de la nature, farouchement indépendants, mais pacifiques malgré une
légende les montrant de véritables sauvages. Je vivais donc parmi ces primitifs
qui étaient mes administrés et je n'ai jamais eu à m'en plaindre.
Le service m'obligeait à faire des tournées pour voir les
chefs des villages, inspecter de petits postes disséminés loin dans la brousse
et reliés par des pistes praticables pendant huit mois de l'année. Au retour de
l'une d'elles qui avait duré trois jours, je regagnais ma résidence en
camionnette conduite par un chauffeur annamite et dans laquelle avaient pris
place mon boy — un jeune Annamite déluré — et quatre miliciens (trois
Cambodgiens et un Moï). Au cours de ma randonnée, je n'avais pu tirer un coup
de fusil sur le gibier que l'on rencontre habituellement sur les pistes :
poulets, paons, faisans, chevreuils ou cerfs, si bien que, la nuit venue,
j'avais déposé ma ceinture de cartouches et mon fusil — un calibre 12 — avec
les bagages des indigènes. Tout à coup, dans la lueur des phares, nous vîmes à
une soixantaine de mètres une bête traverser la piste d'un bond. Je n'avais pu
distinguer quel était cet animal, pourtant de forte taille. Le chauffeur me dit :
« M'sieur, un con naï » (cerf), et arrêta la voiture. C'était
une invite à aller voir. Mes zèbres désiraient de la viande pour faire ripaille
à bon marché ! Je mis bien trois minutes avant de récupérer ma lampe
frontale et mes cartouches. Je glissai deux cartouches à chevrotines dans les
canons et je partis en avant sur la piste, fouillant la forêt du faisceau
lumineux de ma lampe. Je ne vis rien. Comme je faisais demi-tour pour regagner
la voiture, mon boy cria : « M'sieur, rien voir ? — Non ! »
Je marchais à petits pas, fouillant encore les abords de la forêt, quand
j'aperçus un point brillant. Était-ce un oiseau de nuit ? J'éteignis la
lampe. Calme impressionnant. Dans la forêt, pas un souffle de vent, pas un
bruit de feuilles froissées pouvant déceler la présence d'un quelconque animal.
Je rallumai. Le point brillant s'était rapproché. Intrigué, j'éteignis à
nouveau la lampe. Je rallumai. Le point brillant s'était encore rapproché.
J'éteignis une troisième fois. Toujours le silence absolu, je rallumai la lampe
après une attente de quelques secondes et je vis devant moi, à quatre mètres
dans les hautes herbes, deux gros yeux verts qui me regardaient méchamment. Je
tirai dès leur apparition. Puis je ne vis plus rien. De la voiture, le boy se
mit à crier : « Quoi tuer, m'sieu ? Quoi tuer ? — Je ne
sais pas ! » En courant, tout le personnel arriva après que le
chauffeur eut rallumé les phares. Guidés par le faisceau de ma lampe, ils
s'engagèrent à grand bruit dans les herbes. Moi-même je m'avançai et je vis en
même temps qu'eux un tigre étendu dont les flancs battaient encore. Un cri :
ong cop (monsieur tigre), et mes compagnons s'enfuirent à toutes jambes
vers la voiture. Je lâchai le deuxième coup de fusil dans les flancs de la bête
et, à mon tour, je courus à la voiture pour y prendre deux nouvelles cartouches.
Suivi de mes hommes armés de mousquetons et de coupe-coupes, je revins très
prudemment sur les lieux, que nous retrouvâmes facilement. La bête était
toujours là dans la même position, sans mouvements. Un milicien s'enhardit à
lui tirer la queue. Ne voyant aucune réaction, il se mit à sauter de joie ;
ses camarades l'imitèrent. Spectacle pour moi inoubliable ! D'ailleurs,
j'étais content, peut-être fier. J'avais tué un tigre (la charge de chevrotines
avait fait balle entre les deux yeux). Son chargement sur la camionnette ne fut
pas facile, et quelle place il lui fallait, à ong cop !
L'arrivée au poste fut bruyante et triomphale. Tard dans la
nuit, les indigènes vinrent le contempler et écouter le récit de l'aventure
fait soit par le boy, soit par un des miliciens. Le lendemain matin, devant une
grande assemblée de femmes et de gosses, on procéda au dépouillement de la
bête. Chacun ou chacune en voulait une part. Il fallut couper la langue en
menus morceaux pour les distribuer aux femmes. La langue est, paraît-il, très
efficace pour guérir le mal blanc des nourrissons. Le chauffeur s'adjugea les
yeux pour les manger, histoire de s'éclaircir la vue. Il y eut un bout de
viande pour tous. Mon bep (cuisinier) s'octroya le fiel et les os. Avec
les os il fit, quelques semaines plus tard, une espèce de gélatine qu'il vendit
assez cher à ses compatriotes pour soigner les rhumatismes. Cette gélatine, en
effet, est mise à macérer dans l'alcool et, bue, fait disparaître les
rhumatismes. N'étant pas rhumatisant, je n'ai pas essayé le médicament, mais
j'en donne gratuitement la recette.
Le tigre était vieux et avait faim. C'est pour cette raison
qu'il avait tenu à la lampe et se dirigeait vers moi, qu'il jugeait une proie
facile. L'ouverture de son estomac fit apparaître de l'herbe et de la terre.
Les indigènes dirent que Bouddha m'avait protégé et, en se
retirant, me souhaitèrent longévité et bonheur. Je l'avais échappé belle.
P. B.
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