Voici une pêche facile ... et difficile, sportive et
fructueuse : la pêche à la sauterelle noyée.
Facile parce qu'on peut la pratiquer en plein courant ou
dans les eaux calmes. Difficile parce qu'au danger permanent d'être démonté par
l'attaque violente d'une grosse pièce s'ajoute celui de l'accrochage dans les
branches, les racines, les buissons de la rive. Car il est indispensable de se
dissimuler aussi complètement que possible. Arbres penchés sur l'eau dont les
branches frôlent la surface de la rivière, oseraies, amarines du bord sont les
auxiliaires indispensables mais encombrants du pêcheur.
En effet, le principal « client » auquel il
présente son appât est le chevesne, ou cabot. Doué d'une acuité visuelle
exceptionnelle, sa voracité seule lui fait oublier la prudence :
« Ventre affamé n'a pas d'oreilles », et, fort
heureusement pour le pêcheur, les yeux du chevesne sont aussi parfois trop
attentifs à la chute d'un insecte appétissant. Cependant, il faut absolument
éviter d'être vu. Pas de chapeau volumineux, de vêtements clairs : ce
serait la bredouille. Et les « couverts » les plus compacts sont les
meilleurs points de pêche.
Les belles « canastellées » réalisées jadis avant
que l'Orb ne fût devenu une rivière herbeuse et encombrée par douze ans
d'obstinée sécheresse ! Peupliers, osiers, saules, vergnes, depuis
victimes d'un déboisement forcené, croisaient leurs branches au-dessus de
l'eau. Tranquilles et confiants sous cette ombre, les gros chevesnes
promenaient leurs nageoires rouges et leurs mufles camus. Gargantuas
aquatiques, de leur gueule largement fendue ils happaient au passage tout ce
qui passait à leur portée ... quitte à « souffler » la
trouvaille dont le goût ne leur plaisait pas. Leur chair était ferme, et les
nouveaux parfums de naphtaline et de pétrole —dons d'industriels sans respect
des lois et conséquence de l'inertie de la répression, — ne les imprégnaient
pas encore. Oublions ces temps héroïques et passons à l'action.
L'attirail est simple. Une canne en roseau démontable de 4 à
5 mètres, scion souple mais nerveux, moulinet ordinaire ou pas de moulinet — il
faut cependant prévoir des allongements ou raccourcissements fréquents
déterminés par la densité du « courant », — pas de flotteur, bas de
ligne nylon 18/100, hameçon 7 à 9, longue tige à palette, épuisette.
Le pêcheur trouvera ses appâts sur place le plus souvent. La
sauterelle grise à ventre jaune clair, si commune dans nos prairies, donne des
résultats remarquables. La taille devra être assortie à l'hameçon. Coupez les « couteaux »
et les ailes. Le chevesne excelle à enlever l'appât par ces membres. Piquer la
sauterelle de dos au niveau de la collerette à la nuque. Faire glisser
l'hameçon tout le long du corps en remontant la sauterelle le long de la hampe,
donner à l'appât la position allongée.
Contrairement à un préjugé trop répandu, il est absolument
indifférent que la pointe de l'hameçon soit visible. Une minuscule parcelle de
plomb à la tête de la sauterelle. C'est paré !
Il est 6 heures. Le soleil n'illumine pas encore la rivière.
C'est le moment. Glissons-nous sans bruit sous le couvert. Avec un très léger « ploc »,
la sauterelle est tombée là-bas à 4 mètres du bord, dans le petit sillage que
le courant produit en frôlant cette branche de vergne. Le fil descend
lentement. De temps à autre, un léger coup de poignet fait remonter l'appât
entre deux eaux. Ah ! le fil ne descend plus, il demeure immobile à la
perpendiculaire. Oh ! pas longtemps. Car le voici qui se déplace en
remontant le courant. Attention ! Ferrage net, mais sans brusquerie. Un
départ furieux, sauvage : c'est un gros. Quelques coups de tête
formidables. Maintenons-le en évitant les obstacles qu'il recherche, et le
voici. Il arrive, la gueule grande ouverte et, comme dirait l'adjudant Flick, « les
mains sur la couture du pantalon ». Un dernier sursaut, le plus dangereux.
C'est fini. Épuisette et panier.
Nous continuons en changeant de place souvent. Après deux ou
trois « bagarres », pas plus. C'est du sport : les kilomètres se
succèdent à rechercher des « couverts » parfois fort éloignés les uns
des autres.
Le soleil est très haut. Les captures s'espacent. Déjeunons.
Quelques pipes. Un peu de repos. Tout à l'heure, nous
essaierons sur l'autre rive, quand le soleil aura cessé de l'incendier.
L'eau est maintenant assez transparente et c'est encore plus
intéressant. La sauterelle est visible à un mètre de profondeur. Oh ! le
beau cabot. Il fonce, s'arrête net à 2 centimètres de la sauterelle, semble,
une seconde, l'observer et réfléchir, puis, lentement, ouvre ses larges
mâchoires et engaine. Il demeure un instant immobile. C'est le moment. Ferrage
et ... démarrage en trombe. La corrida recommence. La belle brute. Il va
tout casser, le scion plie, mais le nylon tient bon. Allons ! vieux !
n'insiste pas. Si ça peut te consoler, on t'accordera les honneurs de la
mayonnaise.
C'est la pêche à vue, la plus émotionnante.
Mais d'autres poissons se laissent séduire par la sauterelle
noyée. Le fil s'est immobilisé. Allons bon ! une racine. Ça tient ...
mais ça bouge lentement, puissamment, et, dans un remous, paraît une tête ornée
de moustaches à la gauloise. Un barbeau. La bagarre sera plus longue, car le
barbeau se défend rudement.
La « siège » (1) se laisse prendre au moment où,
l'appât arrivé à bout de fil, le pêcheur le remonte pour recommencer la passée.
Enfin, la reine des eaux douces est très friande de la
sauterelle, et la gourmandise nuit à sa prudence proverbiale.
La grosse truite, aujourd'hui si rare dans l'Orb, qu'elle
peuplait jadis, en est souvent victime. La pêche à la sauterelle noyée est une
pêche d'été. De juin à fin septembre, le matin et le soir elle donne de
magnifiques résultats.
Lui sont défavorables : les changements de temps
brusques, les sautes de vent, l'orage — en dépit du préjugé qui prétend que le
temps orageux est un facteur de réussite.
Ce n'est pas la grrrande pêche. Elle fera sourire nombre de
lanceurs de ferraille, de tourneurs de mayonnaise, mais je suis de ceux qui
jugent un système de pêche au contenu du panier.
Denys FABRE.
(1) La siège, en Languedoc, est une variété de vandoise aux
habitudes assez semblables à celles du chevesne.
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