Nous avons déjà exposé dans ces colonnes la diversité des
produits que la forêt française est capable de donner. De l'humble bois de feu,
tiré de nos taillis, aux énormes billes de chêne de tranchage, produites par
nos belles futaies du Centre et de l'Ouest, en passant par les bois de râperie,
les bois de mine, les petites grumes à charpente, les bois de menuiserie, de
carrosserie, d'ébénisterie, quelle infinie variété de qualités ! Divers
articles ont montré ou montreront les caractéristiques commerciales de chacun
de ces produits. Certains utilisateurs restent fidèles au bois, certains
débouchés ont même considérablement augmenté, mais, à côté de cela, dans
d'autres secteurs, le bois est concurrencé par divers matériaux (métaux,
minéraux, matières plastiques). Le propriétaire de forêt, en particulier celui
qui cultive des produits à longue révolution, comme les grosses grumes à
sciages ou à placages, s'inquiète donc de l'avenir.
Un dilemme a été posé par de nombreux articles de revues :
qualité ou quantité ? Doit-on continuer à produire les beaux
sciages de chêne pour ébénisterie, les épicéas de lutherie et d'aviation à
accroissements capillaires, les pilots, les placages précieux, qui font
actuellement la réputation des forêts françaises : en un mot, doit-on
continuer à produire la qualité ? Ou bien faut-il plutôt tirer de notre
sol l'énorme masse de bois dont la papeterie, l'industrie chimique, l'industrie
des panneaux de fibres ou des bois reconstitués ont besoin, c'est-à-dire
rechercher surtout la quantité ?
Il y a lieu d'abord de préciser que tous les sols, tous les
climats ne sont pas aptes à donner indifféremment la qualité ou la quantité.
Les climats trop chauds, les rivages fouettés par le vent, les sols de mauvaise
texture sont presque toujours inaptes à donner la qualité. De même les stations
froides des hautes montagnes, les sols pauvres, etc., ne peuvent pas donner la
quantité.
D'autre part, si l'État et les collectivités peuvent se
permettre, grâce à leur caractère quasi éternel, de cultiver des chênes, des
épicéas, des pins, etc., à longue révolution et d'obtenir ainsi la qualité, le
propriétaire particulier, désireux de récolter ce qu'il a planté, c'est-à-dire
obligé de cultiver des arbres à courte révolution, doit souvent se contenter de
la quantité.
Il y aurait donc à établir, à l'échelon national, ou même
européen, une sorte d'aménagement de la production forestière : telles
stations, telles forêts seront consacrées à la production de billes à placages
ou de bois de qualité exceptionnelle ; tels sols, telles propriétés seront
orientés vers la production en quantité des bois industriels dont l'économie a
besoin.
Les forêts et les plantations particulières, grâce à
diverses essences indigènes ou introduites (peupliers, épicéas, mélèzes, pins,
douglas, etc.), pourraient, dans un laps de temps de vingt à quarante ans,
produire par exemple des bois pour la râperie, la cellulose, le défibrage, les
mines, etc. ...
Mais la qualité n'est-elle pas toujours souhaitable ?
La papeterie, la fabrication de panneaux de fibres
n'ont-elles besoin que de produits en quantité ? La qualité des fibres qui
composent le bois est-elle sans importance ? Il n'en est rien, et chacun
sait que les bonnes fibres font le bon papier.
Les récentes études des laboratoires et des usines pilotes
semblent d'ailleurs montrer que la qualité de la fibre de cellulose est en
relation avec la qualité du bois. Un bois de résineux, qui a poussé vite en
donnant rapidement un gros cube de bois, produit de moins bonnes fibres qu'un
bois qui a poussé lentement. Les fibres du bois de printemps sont, en
outre, moins bonnes que celles du bois d'été. Plus, donc, la texture
(c'est-à-dire la proportion de bois d'été dans un accroissement annuel) sera
forte, meilleure sera la moyenne des fibres tirées du bois. Les observations
qui précèdent s'appliquent, répétons-le, aux résineux et, en particulier, à
l'épicéa. Il y aurait lieu de faire des recherches analogues sur le peuplier.
C'est pourquoi nous pensons que le mot d'ordre à
appliquer en matière de production forestière est qualité d'abord ! Voyons
donc quels sont les facteurs conditionnant la qualité.
L'homme est sans influence sur certains facteurs ou n'a sur
eux qu'une influence limitée. Au contraire, il peut agir puissamment sur
d'autres. Les facteurs de qualité peuvent être classés en trois groupes :
- 1° La station ;
- 2° L'espèce et la race ;
- 3° Le traitement et les méthodes culturales.
1° La station est un ensemble de conditions :
climat, altitude, exposition, sol, action des êtres vivants. L'homme n'a que
peu d'action sur la station. Il peut pallier quelques-uns des inconvénients du
climat ou de l'exposition pour les semis ou pour le sol : gelées, trop
forte insolation estivale, périodes de sécheresse, en maintenant un couvert
au-dessus des jeunes semis et au-dessus du sol.
En dehors de cette protection contre les dangers du climat,
le forestier peut agir sur le sol en l'empêchant de s'acidifier (mélange
d'essences favorables, couvert), de s'asphyxier par relèvement du plan d'eau
(drainage), ou de s'appauvrir (interdiction d'enlever les feuilles, allongement
des révolutions de taillis, etc.).
De nombreux êtres vivants, sauvages ou domestiques, sont
nuisibles à la forêt : végétaux et animaux parasites, gibier, bétail. Le
mélange des essences diminue le danger des parasites ; des règles de
culture, divers moyens permettent de lutter contre eux. Des réglementations
contre les dégâts du gibier ou du pâturage existent.
2° L'homme, au contraire, est tout-puissant pour choisir,
parmi les espèces adaptées à la station, une espèce et une race capables de
donner des produits de choix. Le Jurassien sait la valeur de l'épicéa, le
forestier de l'Ouest connaît celle du chêne rouvre, le propriétaire de forêt
sur sol calcaire, en Haute-Marne ou dans la Meuse, est au courant de la haute
qualité du hêtre. Mais il n'y a pas qu'une question d'espèce botanique,
que des caractères de fruits, de fleurs, de feuilles, de bourgeons ou d'écorce permettent
de distinguer, il y a surtout la question de la race. Nous avons dit ici
son importance à propos du pin sylvestre. L'importance de la race est tout
aussi grande pour le tremble, le pin maritime, l'épicéa, etc. Cette question
est d'ailleurs loin d'avoir été étudiée à fond. Les stations de recherches
forestières françaises s'occupent actuellement, avec activité et compétence, de
l'étude des caractères raciaux et de leur reproduction. Il est à souhaiter que
ces études soient faites ou se fassent sur des critères technologiques.
Pour l'utilisateur, en effet, une race noble est caractérisée par un bois de
haute valeur mécanique et par un fût capable d'un rendement maximum en sciage
ou en placage, c'est-à-dire par un fût droit, cylindrique et gros.
3° L'homme, enfin, est seul responsable (il faudrait souvent
dire, hélas ! seul coupable) du mode de traitement et des règles de
culture.
Une bonne station, une bonne race donnent souvent des
produits de qualité quelconque, si l'homme n'intervient pas dans un sens
favorable. Certaines forêts donnent une production ligneuse tellement médiocre
qu'on serait effaré si on avait la curiosité de calculer ce que ce sol aurait
rapporté en y cultivant des topinambours ou du seigle. En effet, la qualité
est due, pour une très grande part, au traitement : forte densité
initiale des jeunes peuplements, donnant des tiges droites et qui s'élaguent
bien ; dégagements de semis, éliminant les essences diverses qui nuiraient
à la forme des essences précieuses ; nettoiements et premières éclaircies,
par le haut, enlevant les sujets mal conformés et favorisant les tiges d'avenir ;
éclaircies suivantes plaçant ces tiges d'avenir à un bon espacement ;
éclaircies par le bas, maintenant autour des tiges d'avenir un sous-étage et
limitant la croissance en hauteur de ce sous-étage destiné à ombrager les fûts
et à empêcher le développement des gourmands ; élagages artificiels de
branches mortes, empêchant la formation de noeuds noirs ; surveillance de
l'état sanitaire du peuplement ; lutte contre les tares et les parasites ;
drainage du sol pour empêcher les pourritures ; etc. ...
Toutes ces interventions humaines, qui ont lieu à tous les
âges de la vie du peuplement, sont des facteurs conditionnant la qualité du
bois. C'est grâce à ces interventions qu'on obtiendra de l'épicéa de qualité
exceptionnelle, du chêne de tranchage, du sapin de menuiserie, du hêtre pour
bois améliorés ou carrosserie, du pin sylvestre à placages, du frêne souple et
tenace, du mélèze, du douglas, du pin noir, du pin laricio, du pin maritime,
etc., capables de donner des produits de choix qui, à notre avis, quelle que
soit l'évolution de l'industrie, seront toujours certains de trouver des
débouchés rémunérateurs. Seul le bois de qualité pourra lutter contre les
matériaux concurrents.
Aucun pays du monde ne peut, aussi bien que la France,
produire une telle variété de bois de choix. Bien que le territoire français ne
comporte que 19 p. 100 de forêts, parmi lesquelles une certaine partie est
constituée de forêts de protection improductives ou peu productives, nos
forêts sont belles et bien traitées. Des étrangers de toutes les nations
viennent les visiter et s'y instruire. Des Français dirigent les sections
forestières des organismes internationaux. Pourquoi cela ? Parce que la
France a toujours su tirer de ses dix millions d'hectares de forêts (bien
faible surface, à côté des forêts américaines ou russes) des produits de grande
valeur marchande. Si demain la France se mettait à ne produire que du bois
quelconque, sa faible surface forestière la placerait à un rang modeste et effacé
parmi les nations. Elle perdrait sur ce domaine la suprématie qu'elle a encore
actuellement.
Le grand Colbert avait accordé à la forêt française une
place prépondérante parmi ses préoccupations. D'illustres forestiers l'ont,
jusqu'à maintenant, maintenue intacte et même améliorée. De même que nous
sommes fiers de nos crus viticoles, soyons fiers de nos bois de choix et
continuons à les produire. Qualité d'abord !
LE FORESTIER.
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