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L'Orient et ses tapis

Parler de tapis d'Orient, c'est évoquer les mystères de la Turquie, de la Perse, de l'Inde, les fastes des Mille et Une Nuits, les féeries des palais des califes, la tiédeur des harems et la douce pénombre des mosquées impénétrables.

L'histoire de ces tapis est elle-même toute fabuleuse. En 637, les Arabes pillèrent, à Ctésiphon, le palais des Sassanides et ils s'emparèrent d'un magnifique tapis de valeur fabuleuse et de dimensions fantastiques : « Le Printemps de Chosroès ». L'empereur de Perse l'avait fait tisser tout spécialement pour lui. Considéré comme butin de guerre, il fut transporté à La Mecque et découpé pour servir au paiement de la solde impayée des soldats. Ceci justifie amplement que les Arabes étaient peu sensibles aux valeurs artistiques et esthétiques.

Les pacifiques noueurs de tapis d'Orient virent alors déferler d'autres invasions : Mongols d'abord, Timurides ensuite. Ils pillèrent tout le pays avec un remarquable esprit de rapine éclectique, satisfait par les trésors d'art dont regorgeait la Perse. Pendant un siècle, ils imposèrent aux tisserands perses de filer pour eux la laine des immenses troupeaux. C'est de la sorte que Timur fit de la cour de Samarkand un immense foyer artistique. Son essor ne fut pas brisé, mais au contraire accru par la conquête de Bagdad par les Turcs, puis par les Safavides.

A l'époque des Croisés, ces tapis étaient à la fois objets de luxe et d'art, particulièrement estimés des marchands vénitiens. De là naquit leur rayonnement mondial.

Étudier le tapis d'Orient est réaliser un immense et fastueux voyage dans toute l'Asie, non seulement actuelle mais historique, car des documents démontrent que son ancienneté dépasse cinq mille ans.

Et, aussi loin que l'on remonte, le noueur de tapis n'a jamais songé à fabriquer pour la vente à l'étranger. Les nomades n'ont jamais eu comme souci que leur usage personnel, soit ornementation de leurs habitats, soit protection contre le froid. Seuls les princes et grands féodaux possédaient de véritables manufactures, mais jamais ils n'exportaient et ne songeaient qu'à orner mosquées, palais et harems.

Ce n'est qu'au cours du XIXe siècle que le commerce du tapis a commencé son extension : il conquit alors le monde entier et eut une immense influence artistique sur les tapis occidentaux.

Le tapis d'Orient a des origines très diverses, mais il faut reconnaître que la Perse occupe en cette production la position la plus belle et la plus artistique. Autour d'elle et comme formant un rempart, cinq autres pays sont également producteurs et dessinent sur la carte un « Z » géant. Ce sont : l'Anatolie Turquie, à la pointe asiatique vers la Méditerranée ; le Caucase, entre les mers Noire et Caspienne ; puis les trois pays de l'Asie centrale : Turkestan, Afghanistan et Béloutchistan ; et enfin, vers l'Extrême-Orient : l'Inde et la Chine.

Quelle que soit son origine, le tapis d'Orient conserve deux caractéristiques communes : la première concerne la classification, et la seconde l'origine.

Les tapis à surface lisse sont dits « tissés ». Ce sont les plus anciens de technique. Ceux dont la surface est constituée de « mouchets » de laine, plus ou moins serrés, sont dits « noués ».

Tous portent le nom de la ville, du village ou de la province, suivant le cas, où ils ont été tissés.

L'usage commercial veut toutefois que certains genres de tapis soient désignés par leurs formats, ce qui s'explique par l'origine de leurs créations : les kellei sont longs et étroits, les kénaré tirent leur nom du mot « galerie ». Mais on ajoute toujours à ces noms ceux des régions d'origine. Depuis des dizaines de générations, le travail des tapis est réservé aux femmes en Orient, parfois accessoirement aux très jeunes garçons, mais seulement comme aides. Ces artisans étant presque toujours des nomades vivant dans des localités peu accessibles, il y a de véritables secrets de fabrication dans les familles. C'est ce qui explique la permanence des décors et l'absence d'influences étrangères.

La Perse est un immense pays, couvert à la fois d'immenses déserts et de prestigieuses oasis, mais son centre, fort montagneux, possède de hauts plateaux avec des villages à l'altitude supérieure à 2.000 mètres. L'élevage des moutons y est la richesse majeure, et chaque village en tisse la laine.

C'est là aussi où l'on tisse des tapis de toutes sortes noués à la main. Qualité de laine et des colorants, finesse de tissage, richesse de décoration florale en constituent l'excellence. Le travail du tapis fait partie intégrante du labeur quotidien du Perse, qu'il soit nomade ou sédentaire. Presque toujours les franges sont en coton, et c'est là un caractère essentiel de reconnaissance d'origine.

Le tapis persan le plus célèbre du monde est celui découvert dans la mosquée d'Ardébil, datant de 1540, justifiant d'une très haute civilisation culturelle. Il figure au musée de Londres.

Ispahan mérite une mention toute spéciale par sa trame serrée, son harmonie de teintes et sa fabuleuse et prestigieuse ornementation.

La Turquie, ou Anatolie, excelle dans l'art des tapis. Ceux-ci expriment les dimensions restreintes des habitations, et la production ancienne est surtout celle de tapis de prières. On leur oppose la fabrication de Smyrne, bien que dépassant de beaucoup celle de la ville même, qui est récente et de toutes dimensions usuelles. Les poils sont hauts et les tapis anatoliens sont surtout de haute laine. Les grands centres producteurs sont multiples. Ouchak eut une immense vogue, il y a cinquante ans ; mais la monotonie du décor lui fait actuellement préférer Spartas, Sivas, Pergame, aux motifs plus variés.

La Caucasie est coupée en deux par les montagnes, dans laquelle des peuplades vivent isolées avec d'inviolables traditions ancestrales. Les décors sont géométriques, avec parfois des plantes et animaux stylisés : tigres, lions, panthères, chiens. Les lignes géométriques sont rarement courbes, ce qui exprime une absence de souci de ressemblance. Le nomadisme de maints artisans s'exprime par des plis et des formes souvent non régulières pour des dimensions exiguës comme celles des tentes servant d'abris. Chirvan donne des poils ras et Kazaks de la haute laine, mais il existe aussi du tissé à Soumaks. L'appellation commerciale de tapis du Caucase est rare, et on les fait passer pour « perses », ce qui est une fraude.

L'Asie centrale est habitée par des peuplades nomades turkmènes, restées réfractaires à toute civilisation occidentale. Dans les trois pays du Turkestan, Béloutchistan et Afghanistan, on ignore les influences des régions voisines, et cela se traduit par une absence de variétés de motifs, de nuances, et une monotonie de teintes douces et de dessins sobres, très reposants.

Ces nomades disposant de peu de place ne produisent qu'en petits formats : descentes de lit et foyers. La laine est soyeuse et douce, et acquiert un beau poli avec l'usage.

Le Turkestan a comme provenances majeures : Boukhara. Pendik, Yamoth, Khiva, Samarkand. La laine de Boukhara, la ville célèbre par ses trois cent soixante-cinq mosquées, est d'une finesse exceptionnelle, avec des bordures ouvragées sur un fond rouge vif portant des médaillons bleu intense. La qualité de laine est des plus précieuses et n'a d'égale que l'inaltérabilité des couleurs.

L'Afghan a presque toujours des fonds en rouges très variés de nuances avec des dessins typiquement octogonaux, en trois à cinq rangées, et des motifs colorés en bleu. L'identification en est très facile. Les Kizils-Yaaks aux médaillons ivoirés contiennent du coton.

Le Béloutch est une qualité courante, aux nuances foncées, avec des dessins primitifs. Il est souvent peu régulier, avec des motifs ornementaux en hexagones allongés avec des rosettes et des crochets sur les bords.

L'Inde immense n'a donné des tapis qu'à dater de la pénétration musulmane. On n'a pas de tradition avant le règne de l'empereur Akbar, au XVIe siècle, qui fit venir des spécialistes perses et créa l'art du tissage en son pays. Ce fut le point d'essor d'une industrie florissante surtout dans le nord-est. L'apogée fut acquise au XVIIIe siècle et subit alors une décadence tellement grave qu'elle aboutit à une éclipse, jusqu'il y a cinquante ans.

La feuille en lancette est le caractère dominant du tapis indien, qui contient souvent de la soie. Parfois des oiseaux et des losanges servent d'ornementation. Le poil est surtout haut, mais la laine reste rêche sur chaîne et trame de coton.

La Chine a ignoré le véritable artisanat du tapis au profit d'ateliers de grands centres : Pékin, Tien-Tsin, Kalgan. Tous les tapis chinois sont récents. Rarement serrées, les productions contiennent de la soie et sont presque toujours de petites tailles.

Ce qu'il importe de connaître dans l'histoire du tapis d'Orient est qu'il exprime une fabrication spécifiquement artisanale, provenant surtout de nomades.

Ce nomade ignore l'art pour l'art, et son travail est toujours utilitaire : pour son usage personnel ou celui de ses maîtres politiques, militaires ou religieux.

Qualité de laines comme variété des teintes expriment l'habileté, mais aussi un goût « atavique » des couleurs.

Dans des pays où l'on vit sous la tente, le tapis ne saurait être un objet de décoration : il est un véritable meuble ; le tapis moelleux sert de lit.

Les innombrables troupeaux de moutons expliquent l'origine de cette fabrication : elle est un sous-produit de récupération des animaux sacrifiés pour l'alimentation. Cependant la chaîne est souvent en coton ou, si la laine a été utilisée, c'est avec un mélange de poils de chameau, rarement en soie.

Le dessin est surtout géométrique avec des emprunts ornementaux à la faune et à la flore des régions productrices. Immuable dans les grandes lignes, il existe toutefois des diversifications, stylisations et déformations donnant une infinité de variétés fondamentales. Mais tout conserve une puissante valeur symbolique de traditions ancestrales invariables. Seuls des détails régionaux autorisent les identifications.

La teinture est traditionnelle, tirée surtout du kermès, du sumac, de l'indigo, du safran, c'est-à-dire uniquement de produits naturels. La résistance est telle aux colorants chimiques qu'un artisan faisant appel à l'aniline aurait, en Perse, la main droite tranchée ...

Actuellement, l'artisan se trouve contraint d'adopter les formats demandés par les acheteurs exportateurs, mais ceci ne touche pas les anciens tapis.

Les dimensions maxima sont de 2m,50 sur 3m,50 pour les producteurs sédentaires. Toutefois il existe des tapis longs de 5 mètres, mais ils sont alors étroits de 2. La règle de base est que la longueur est supérieure de 1 mètre à la largeur.

Le « Mihané » correspond, avec 3 mètres sur 4 mètres, aux dimensions typiques des intérieurs persans. Le « Kellei » est étroit et long : 4 à 5 mètres sur 2. Le « Kénaré » est presque aussi long, mais ne dépasse que rarement une largeur de 1 mètre. C'est le modèle couvrant les galeries orientales. Les « foyers » atteignent rarement 2 mètres sur 1m,50 et portent les noms de Dozar ou Sedjadé pour les grands, Zarokart, Zaronim et Namazi pour les plus petits.

Les nomades travaillent sur des métiers verticaux composés de deux rouleaux en bois sur montants grossiers. C'est le principe du métier de « haute lice », mais combien simplifié.

Le nœud assure la solidité du tapis et constitue avec la trame son squelette. Il en existe de deux types : celui de « Senneh », spécifiquement perse, et le « Ghiordès », répandu en tout l'Orient. On doit encore mentionner le « Kilim », ou « Karamani », qui permet de réaliser des doubles faces.

Un véritable tapis d'Orient de classe réunit de 1.500 à 2.000 points au décimètre carré. C'est cette densité qui détermine la haute valeur.

Dans les régions de Senneh, Keshan et Saruk, on trouve des réalisations atteignant la densité de 10.000 nœuds.

Mais cette densité n'est pas le seul élément déterminatif de la valeur. Il existe encore la qualité de la laine, l'originalité du décor et le faste des nuances.

Un tapis n'est mis en vente qu'après un lavage dont le but est double : assouplir la rudesse et faner les teintes trop crues. Le lavage est très simple dans l'eau additionnée de chlorure de chaux ou de soude.

Ces tapis sont généralement datés en caractères spécifiquement arabes anciens, mais il faut se rappeler que l'ère musulmane débute seulement au jour de l'Hégire, le 16 juillet 622, et que les années sont lunaires, ne comportant que trois cent trente-deux jours. C'est là, pour le profane, une source de maintes désagréables surprises : on découvre la date de 1300 et l'on pense à une rarissime pièce ancienne. La rectification conduit à 1922 comme année de fabrication ... et la valeur diminue de 80 p. 100.

En conclusion, l'Asie paraît une gigantesque manufacture de tapis réunissant des millions d'entreprises familiales au travail lent et obstiné, dont ni les guerres, ni les invasions n'ont bouleversé les traditions.

C'est ce qui fait que tracer la géographie et l'histoire du tapis d'Orient est éveiller l'imagination et réaliser un magnifique voyage dans la légendaire féerie des Mille et Une Nuits.

Janine CACCIAGUERRA,

Des Écoles des Chartes et des Langues orientales.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 568