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Une science nouvelle

La cybernétique

Ce qu'on appelle d'ordinaire une « science nouvelle », ce n'est en général qu'une nouvelle technique, ou une lointaine subdivision d'une science fort ancienne. Mais, cette fois, c'est autre chose : il s'agit bien d'un chapitre nouveau qui s'ouvre dans l'histoire de la connaissance.

Et non seulement ce n'est pas quelque spécialisation très étroite de sciences antérieures, mais, au contraire, c'est une généralisation qui englobe plusieurs disciplines de l’esprit humain, qui leur cherche et leur trouve des lois communes, lois qui, d'avance, par définition même, doivent être d'une grande généralité.

Jusqu'ici la science a tendu à une extrême analyse. Le temps vient où, sur tous les éléments ainsi analysés, elle va pouvoir commencer à bâtir une vaste synthèse.

Et cette ère nouvelle s'ouvre au moment même où une spécialisation de plus en plus poussée tend à faire des savants de simples techniciens. C'est d'ailleurs l'excès même des spécialisations qui a déterminé la réaction : on en est venu à comprendre que, entre les spécialisations, il y avait de vastes domaines inexplorés. C'est de cette idée qu'est parti Norbert Wiener, le grand mathématicien américain du Massachusetts Institute of Technology, lorsqu'il a créé la cybernétique.

« Il y a un siècle, écrit-il, il y avait des savants comme Gauss, Faraday, Darwin, qui pouvaient se dire mathématiciens ou physiciens ou biologistes sans restriction. Aujourd'hui, un homme est spécialiste de topologie, ou acousticien, ou coléoptériste ; il est plein du jargon de sa branche et en connaît toutes les ramifications, toute la littérature ; mais, le plus souvent, il considère le sujet voisin comme appartenant à son collègue de la troisième porte à gauche au fond du couloir et jugera comme d'intérêt nul d'aller fouler les plates-bandes du voisin. »

Au cours des deux derniers siècles, les connaissances se sont accrues de telle sorte que le domaine des spécialistes n'a cessé de se faire toujours plus profond, mais toujours plus étroit. (Ce qui rejoint la célèbre boutade de Bernard Shaw : « Le spécialiste est l'homme qui sait de plus en plus de choses sur un terrain de plus en plus étroit ; si bien qu'il finit par savoir tout ... sur rien. »)

Entre leurs disciplines, certains spécialistes avaient pu pressentir des terrains vagues, et même les explorer ; mais tous s'étaient heurtés aux limites de leur propre technique et n'avaient pu pousser bien loin leurs investigations ; aucun n'avait compris que ce même no man’s land avait, d'un autre côté, été abordé par d'autres savants ; quelques-uns avaient donné des noms différents à certaines notions qu'ils avaient indépendamment distinguées ; et, même s'ils se rencontraient, ils ne comprenaient pas qu'ils auraient pu s'aider mutuellement.

Or, à Boston, dans les années qui ont précédé immédiatement la dernière guerre, un noyau d'hommes de science, appartenant surtout à l'Université de Harvard, mais venant de disciplines diverses, se réunissaient chaque mois pour dîner au Vanderbilt Hall autour d'une table ronde. Après le repas, s’engageait une controverse générale où se confrontaient des points de vue fort différents. Norbert Wiener était l'un des participants de ces dîners.

Mais voilà que, pendant la guerre, on le charge d'étudier la possibilité d'un mécanisme qui devait permettre aux canons de D. C. A. non seulement de se pointer automatiquement vers les avions ennemis, mais encore de prévoir l'endroit où ils allaient se diriger, cela en tenant compte des réactions probables du pilote devant les coups précédents.

Un mécanisme qui ait à estimer ce que fera le pilote ennemi ? Il ne s'agit plus seulement de mécanique, plus seulement de calcul des probabilités. Il s'agit aussi de psychologie. Non seulement cet appareil de pointage doit remplacer la réaction humaine du pointeur devant l'appareil ennemi, mais encore tenir compte de la réaction de l'aviateur. En somme, deux systèmes nerveux doivent faire partie intégrante d'un problème de mécanique.

Aussitôt, Norbert Wiener pensa à ses entretiens, de Boston qui l'avaient mis en rapport avec des neurologues. Et il demanda à certains d'entre eux leur collaboration.

Wiener songeait à utiliser dans son pointeur automatique ce circuit très particulier que les radiotechniciens appellent des « feed-backs » et qui, renvoyant à l'entrée de l'appareil une partie de l'effet qu'il a produit, permet à l'effet de régler les causes. (Ainsi le dispositif dit « antifading », qui stabilise le volume sonore de nos émissions quelle que soit toujours la puissance des ondes hertziennes captées.) Il demanda leur avis à ses amis neurologues : pensaient-ils que, avec ce circuit électronique, on pourrait reproduire certains des comportements de l'esprit humain ?

Les neurologues furent passionnés par cette question. Ils comprirent aussitôt que certaines conquêtes de la neurologie, récemment acquises, correspondaient à de récentes inventions de l'électronique. Alors commença une fructueuse collaboration entre toute une équipe de mathématiciens, de physiciens, de psychiatres, de neurologues, de physiologistes pour rechercher des bases communes à leur savoir.

Les découvertes se succédèrent à un rythme accéléré. Entre les sciences de la vie et les sciences mathématiques et électroniques, tout un champ venait d'être révélé, un de ces no man's land dont Norbert Wiener devait ensuite dire qu'ils doivent être désormais le but de nos études.

Un déflagration a jailli entre deux sphères jusqu'ici indépendantes et même opposées de la science et de la pensée : entre les mathématiques et la physiologie, entre les machines et la vie. D'énormes potentiels de connaissances s'étaient accumulés depuis des siècles à chacune de ces bornes. Et brusquement, parce que les deux pôles ont été rapprochés, l'étincelle a éclaté.

Sous son éclat, le noir abîme que nous croyions ouvert entre la matière et l'esprit révèle un monde neuf. Sur les rives depuis longtemps connues, voilà que des sciences, soudain, se sont illuminées. Et il n'est pas de terre du savoir — ou de l'ignorance — qui ne reçoive quelque lueur de la grande lumière.

On a pu écrire que la révolution atomique n'est que peu de chose à côté de la révolution cybernétique. C'est bien vrai ; la révolution atomique ne fait que confirmer expérimentalement des théories physiques et chimiques depuis longtemps lentement élaborées ; elle n'affecte que le seul domaine technique, et même celui d'une technique précise, celle de la production d'énergie. La révolution cybernétique, elle, se développe avec une étonnante, une détonante rapidité.

Tout cela est parti de cette simple idée que la vie peut être sinon expliquée, du moins approchée par des raisonnements et des expériences à démarche mathématique.

« Cybernétique », le mot vient du grec kubernétès, pilote de bateau. La cybernétique est la science des mécanismes de gouvernement automatique chez l'animal et chez la machine. Elle étudie l'un et l'autre, féconde une étude par l'autre. Elle fait faire des progrès énormes à la compréhension des mécanismes de l'esprit. Mais aussi, en imitant les mécanismes pressentis dans les êtres vivants, elle permet de construire des machines qui, demain, bouleverseront tout notre machinisme.

Ainsi en arrive-t-on à comprendre aujourd'hui que nous n'étions que dans l'enfance de l'âge des machines, que tous les défauts dont on taxait celles-ci n'étaient en somme imputables qu'aux informités de leur toute première enfance : la machine du siècle qui vient sera, grâce aux servo-mécanismes, bien proche de la vie. Et les étonnantes « tortues électroniques » de Grey Walter, dont nous parlions ici le mois dernier, ne seront pour la prochaine génération que vulgaires joujoux.

Pierre DE LATIL.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 570