ES repas de simple réception ou de grand apparat n'ont plus
comme autrefois la même rigidité protocolaire.
Mais on continue à s'accorder pour reconnaître, dans le
monde entier, que, fidèle à sa tradition séculaire, la France possède la suprématie
pour tout ce qui touche la gastronomie et le décor de la table.
Un tel goût, conservé si intact et si vivace en toutes les
classes de la société, est un véritable art et il exprime un instinct profond
de la race.
Les gastronomes pensent qu'il y a quatre cuisines françaises :
la haute cuisine, la cuisine régionale, la cuisine bourgeoise et la cuisine
paysanne. Celle-ci est de beaucoup la plus riche, la plus variée et la plus
caractéristique. Elle fut longtemps le seul apanage de la province rurale, car
elle impose des produits extrêmement variés, d'une fraîcheur absolue et souvent
de conservation difficile. Mais, aujourd'hui, avions et réfrigérateurs
concourent à faciliter ces satisfactions en tous lieux de France.
Le cérémonial d'un repas n'est pas seulement une
satisfaction brutale de l'appétit, il est aussi une preuve de civilisation
ressortissant du vrai sens esthétique.
Un repas bien présenté est la manifestation des dons de
sociabilité d'une parfaite maîtresse de maison, car il concourt à faire plaisir
aux convives par la création d'une ambiance d'élégance et de raffinement.
C'est aussi là un art dangereux, car il y a maints périls à en
ignorer les règles, et toute faute constitue une dissonance pouvant rompre la
parfaite harmonie.
C'est encore une vexation pour la maîtresse de maison que de
voir le silence ou le sourire ironique des invités relever quelques impairs
ornementaux ou protocolaires.
Le premier problème à résoudre, avant même de choisir le menu
d'un repas, est celui de la place à donner aux convives. Il est beaucoup plus
grave qu'on ne le pense, car il met en jeu des susceptibilités dont les
ressentiments peuvent être tenaces. Une invitation est parfois intéressée pour
séduire une relation nouvelle ou pénétrer dans un milieu. Le résultat peut en
être totalement faussé.
Autrefois il existait un guide infaillible dans le fameux
Décret de Messidor, mais il a été modifié par trois fois, et l'on n'est plus
toujours d'accord avec le protocole officiel.
Il reste cependant des règles essentielles, et, en cas de
difficultés ou de complications, le tact et la courtoisie trancheront toujours
en dernier ressort.
En France, la place du maître et de la maîtresse de maison
est face à face, au milieu de chacun des côtés de la table. Les pays
anglo-saxons lui préfèrent les deux extrémités pour éviter aux invités mal
nantis en titres ou dignités les places des bouts de table traditionnellement
humiliantes.
Les places honorables sont d'abord à droite, puis à gauche
des hôtes, en alternant les dames et les messieurs. Mais, si un prêtre ou un
prélat est parmi les convives, la première place lui revient de droit.
On n'a jamais intérêt à dépasser le nombre de huit convives,
et il vaut mieux plusieurs réceptions successives qu'une seule trop nombreuse
et importante. Le service s'en trouve mieux fait, les plats plus fins, et, pour
les hôtes, le plaisir se trouve répété. Cette solution évite de trop mélanger
les invités, qui peuvent être de goûts fort différents, comme des gens de
lettres et des savants, des artistes et des ingénieurs : la maîtresse de
maison y trouve beaucoup plus de facilité pour guider la conversation et créer
beaucoup plus rapidement une ambiance cordiale et de haute sympathie.
Une impérieuse règle de commodité doit être observée : chaque
place doit disposer d'un espace au moins égal à soixante-quinze centimètres.
La table gagnera toujours à être dégagée et jamais
encombrée.
Bien entendu, il y aura une nappe, et au moins de fin lin.
Il faut laisser aux amis d'outre-Atlantique la mode éphémère de ronds et
rectangles qui vont de pair avec les repas hâtifs de conserves industrielles et
d'eau minérale.
La femme française sait mettre en harmonie ses services de
lingerie avec la cuisine raffinée et les bons vins de France.
L'antique tradition du beau linge est une preuve de bon
goût, et, si l'on veut justifier sa maîtrise, on assortira ce linge à la
cuisine : une nappe de dentelle pour la haute cuisine ; brodée pour
la régionale, damassée pour les mets bourgeois et, enfin, le simple lin uni
mais fin pour la cuisine paysanne.
On doit aussi faire attention à l'orfèvrerie : il est
fâcheux de faire voisiner des couverts Louis XV avec des assiettes Empire et
une verrerie moderne. Ce sont des anachronismes faciles à éviter.
C'est une erreur fréquente que de penser faire honneur aux
invités en voulant à tout prix sortir « les beaux services » : ils
risquent de faire grincer des dents les gens délicats. Les pièces garnissant
une table doivent toujours être de même style, de dessin analogue, et la
couleur, comme l'ornementation doit toujours s'accorder sous peine de
discordances pénibles, voire de dissonances désagréables.
Il est absurde de vouloir que tout un repas soit servi dans
un décor uniforme. Il est préférable que les plats et assiettes à poisson,
gibier, vénerie, huîtres, escargots, fromages, etc. ..., bénéficient de
ces décors appropriés charmants et délicats que les porcelainiers modernes ont
su mettre au point. Seule la cuisine paysanne impose plus qu'elle n'autorise la
faïence. Toutes les autres exigent la fine porcelaine.
Les admirables vins de France méritent des égards, et le
verre joue un rôle extrêmement important quand il s'agit de goûter un vin en
lui donnant toute sa valeur de grand cru.
Tous verres épais, à fonds carrés, ou plats, ou pointus,
doivent être rigoureusement proscrits.
Seul le cristal convient pour voir la limpidité et la
luminosité du nectar, en ajoutant la sonorité indispensable de la merveilleuse
matière.
Ici encore il existe une recherche de grande esthétique :
la haute cuisine s'accompagnera de cristaux gravés, la régionale de cristaux
taillés, les mets bourgeois de matière aussi fine et délicate que possible. La
cuisine paysanne autorise une certaine fantaisie avec des verres plus épais.
C'est une erreur encore trop courante que de présenter des
verres de formes identiques. La maîtresse de maison soucieuse de sa réputation
s'y refusera.
Le verre à eau sera le plus grand et de forme indifférente.
Comme l'eau, son importance est très secondaire. Pour le bordeaux rouge, le
verre idéal affecte la forme d'un œuf coupé, sa partie supérieure est donc
légèrement refermée vers le haut. Il est assez grand avec 27 centilitres, car
on ne doit jamais le remplir à plus de moitié. Les bordeaux blancs et surtout
le grand prince des vins, le Château-Yquem, demandent un verre légèrement plus
petit avec 18 à 20 centilitres. Pour les bourgognes aux prestigieux bouquets,
il faut autant respirer les arômes que boire. On utilisera une coupe, mais
profonde, d'une assez grande contenance avec 25 centilitres, mais seulement le
tiers en sera rempli.
Les vins de Moselle et d'Anjou apportent une note un peu
fantaisiste à l'ordonnancement des vins d'un repas. Vins aux choix difficiles
du reste et qui imposent des verres à jambe élevée. La coupe de couleur à forme
spéciale sera réservée aux vins d'Alsace, toujours un peu pâles de coloration.
Les portos et cherrys se serviront dans des verres
relativement moyens d'une quinzaine de centilitres.
Pour le Champagne, il y a trois types de verres : la
coupe, la flûte et le « ballon ». On ne les utilise pas
indifféremment : la coupe aux messieurs pour porter des toasts, la flûte
aux dames pour marquer la tradition et le ballon pour les lunchs seulement.
Protocole, nappe, porcelaine, cristaux ne sont pas tout. Il
y a encore l'orfèvrerie, et celle-ci doit être minutieusement choisie. La
spécialisation doit être absolue pour les formes, et on doit respecter l'usage
des fourchettes à huîtres, escargots, fromage, palettes à glace, cuillers à
moka, à thé, couverts de table, de hors-d'œuvre, à dessert. La variété en est
immense. C'est peut-être là où l'invité observateur peut le mieux juger le sens
parfait de l'art de la réception de son hôtesse. Un seul exemple en justifiera
avec les services à découper qui ne doivent pas être confondus avec ceux à
dépecer : pointes différentes des couteaux, deux ou trois branches à la
fourchette avec l'ardillon de protection justifient que l'on connaît la
différence entre le gibier à plumes et la grosse vénerie. Pas plus qu'une
palombe ne ressemble à un sanglier, ce qui sert à les présenter et offrir de
grand cœur ne saurait être confondu.
Eh ! oui : l'art de recevoir et de présenter une
table est la meilleure preuve que les maîtres de maison sont de grande classe.
Louis ANDRIEU.
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