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Les flamants

Le voyageur qui traverse pour la première fois la Camargue ne rencontre pas toujours au premier abord la faune qui fait la réputation de ce pays. Vignes et rizières s'étendent de chaque côté de la route, masquées souvent ici par une rangée de tamaris, là par des roseaux.

Il aperçoit bien quelques rassemblements de mouettes, un héron ou quelques aigrettes, mais point de taureaux, de canards ni de flamants. Mais il approche de la mer. L'église des Saintes dresse sa forteresse au fond du paysage ... Les cultures se sont fondues dans des marais et des étangs qui miroitent au soleil.

Enfin le plus grand d'entre ces derniers est couvert de gros oiseaux d'un blanc pur. « On dirait des moutons bien lavés », remarqua un jour mon jeune fils. Ce sont des flamants roses.

Ils sont répartis sur l’eau peu profonde, cherchant leur nourriture, et de leur attroupement partent sans cesse leurs cris gutturaux « kha-ah ».

Mais ils ne sont pas roses ! objectera-t-on. Ils le sont d'une façon étrange. Les plumes blanches recouvrent leurs corps haut perchés ; des plumes roses s'étalent sur leurs ailes, dont les rémiges sont noires. Au repos, on ne voit guère que du blanc. Lorsqu'on aperçoit plusieurs colonies au loin sur les baïsses des Impériaux ou du Malagroy, par exemple, on croirait distinguer une sorte de murette s'élevant au ras de l'eau contre les Rièges et soigneusement blanchie à la chaux. Cela paraît immobile dans le tremblement de l'air, extraordinaire dans ces solitudes où naissent et s'évanouissent de bleus mirages. L'étranger non averti ne devine pas de quoi il s'agit.

Lorsqu'on parvient à approcher les flamants d'assez près, dès qu'ils ont conscience d'une présence anormale, leurs regards se portent du côté qui les inquiète et, à grandes enjambées, ils s'éloignent. Il est curieux de les voir marcher comme à la parade, leurs longs cous suivant les mouvements de chaque pas et portant de gros becs en sabot et des yeux de poissons.

S'ils s'envolent, ils prennent leur élan, tendant le cou, ouvrant les ailes, leurs pattes traînant un moment sur l'eau. Enfin l'air les supporte. Tout le corps tendu, ils évoluent à grands coups d’ailes.

On s'aperçoit, en observant leurs mouvements sur l'eau et dans l'air, quelles sont leurs couleurs. D'étranges flammes roses s'allument sur leurs flancs, courent le long du volier, s'éteignent. Une seule parfois brille, persiste, puis disparaît soudain. Les rémiges noires soulignent la beauté de ce rose éclatant.

Le matin et le soir, les flamants font en groupe de grands déplacements dans le ciel. C'est un spectacle merveilleux de les voir en file indienne, cependant que quelques-uns évoluent sur les cotés. Puis la file s'aligne sur un front formant demi-cercle dont l'intérieur est garni d'oiseaux. Les flammes roses courent de toutes parts. On dirait parfois des écharpes mollement agitées. Certes, il est difficile de trouver alors, avec l'église des Saintes-Maries dans le fond et de noirs taureaux sur le marais, réunis dans un même paysage tant de beauté, naturelle et tant de signes.

Les flamants vivent en colonies nombreuses, souvent plusieurs milliers d'individus. Il arrive cependant qu'un petit groupe d'une quarantaine stationne sur un étang. Les possibilités nourricières sont sans doute la cause de cette dispersion. Ils ne s'éloignent guère des étangs du cordon littoral, qui va d'Aiguemortes à Fos.

Ils n'ont des flammes roses que lorsqu'ils sont adultes. Au musée Camarguais, on peut voir leur évolution, depuis le poussin, qui n'est qu'une boule de duvet, jusqu'au bel oiseau de grande taille. On ne les considère pas comme du gibier. Leur chasse est d'ailleurs interdite. Oiseaux extraordinaires égarés dans notre époque, ils méritent la protection dont ils jouissent. Ils sont complètement inoffensifs, immangeables, et le temps n'est plus où, dans la magnificence de ses repas, Lucullus servait à ses convives des plats de leurs langues.

Les flamants sont des animaux très sociables. Avant d'arriver aux Saintes-Maries-de-la-Mer, arrêtez-vous au Pont-de-Gau, en plein marais. M. Lamouroux vous fera très aimablement visiter ses installations. Parmi tous les animaux qu’il élève, même des rapaces, vous verrez quatre flamants parfaitement apprivoisés, deux de trois ans et deux de trois mois actuellement. Deux d'entre eux acquièrent une juste célébrité. Un de trois ans, Prosper, a maintenant des velléités d'indépendance, car on lui a donné un compagnon blessé et guéri, mais qui a gardé la nostalgie des grands étangs. L'autre, un jeune, l'Anglais, baptisé comme cela car il fut donné à M. Lamouroux par un Anglais qui l'avait capturé tout petit, est particulièrement intelligent. On l'a élevé en le gavant de morceaux d'anguilles. Il faut de la patience et du doigté pour réussir cette opération.

Son maître l'appelle :

— L'anglais ! L'anglais ! L'anglais !

Le jeune flamant arrive sautillant, embarrassé par ses pattes, poussant de doux « kha-ah », se couche comme un chien pour se faire caresser. Mais il reconnaît la main du maître, car, si une autre se pose sur lui, il lui envoie son gros bec bien incapable de faire du mal. Pendant ce temps son compagnon, plus distant, marche avec dignité.

Lorsqu'ils, étaient deux boules de duvet, il y a quelques semaines, l'adorable petite Agnès, la fille de la maison, avait pour jouer les plus beaux oursons en peluche qu'un enfant puisse envier.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°656 Octobre 1951 Page 578