Heureux les chasseurs qui, par les grands froids déchaînés
dont la volonté brutale entraîne vers le sud les plus somptueux passages, ont
pu tuer un colvert mâle en bel habit, appelé canard du Nord dans les régions de
la basse Seine.
Petit, les attaches fines, les palmes soignées, nettes, d'une
coloration pure, et le cou mince, il se dégage de tout son être une beauté où le
génie créateur des races sans mélanges a laissé la marque de son « art ».
Sa distinction fait tache parmi ses congénères plus gros, dont le col est
épais, et dont la peau, plus usée sur les pattes, annonce une moins sauvage existence.
On a l'impression de se trouver devant une mécanique de
sport aux rouages merveilleux, peinte avec les couleurs qu'avaient rêvées ses
proportions.
Cette impression, on la reçoit, tout aussi vive, à la rencontre
d'une sarcelle, avec cette différence heureuse que cette rencontre n'est pas
conditionnée par des températures exceptionnelles, Dieu merci ! car elle
est une des plus jolies pièces que le hasard puisse vous montrer ; et
peut-être le plus beau gibier de tir de la chasse au marais devant soi. Nous
disons : le plus beau, dans une tout autre considération que celle de la
difficulté, qui n'est jamais qu'un détail dans la mesure d'une appréciation
quand on ne veut pas la fausser.
D'autres sont plus spécifiquement difficiles à tirer. On pourrait
même dire qu'ils étouffent sous le poids de cette réputation.
La sarcelle n'en est pas encore là ; mais elle a pour elle
le privilège de la rareté, qui gonfle la valeur des choses. Rareté relative,
qui n'en donne pas moins à son tir le rang assez supérieur auquel il se
maintient sans que la satiété réussisse à l'en faire descendre.
La sarcelle, qui s'annonce, sous un charmant aspect, comme
un diminutif du canard, retourne d'un seul coup les apparences dès que la
question du tir entre en jeu. Immédiatement, c'est le canard qui paraît un
enfant !
Elle est bien autrement rapide, et ce dernier cependant n’a
rien d'un flâneur professionnel. C'est à ce point que, certains jours où la
lumière s'y prête, on la prend pour une bécassine, au départ. Prodigieux brevet
naturel que la concurrence n'effraie pas.
Elle se défend magnifiquement ; malgré cela, elle ne ruse
point par principe. Elle crochète bien parfois, mais ce n'est ni la conséquence
d'un vœu, ni l'application d'une immuable tactique lui servant de signe distinctif.
Elle part à toute volée, et, marque de la plus grande sagesse dont n'importe
quel être puisse faire preuve, silencieusement.
Hélas ! la perfection n'est pas toujours très
maternelle pour ceux qui l'ont atteinte ! Si la brusquerie de son départ
si prompt sauve la sarcelle par le fait que sa décision déconcerte ceux dont
l'initiative ne possède pas de ramifications électriques, cette brusquerie est,
tout aussi bien, la cause de sa perte.
Elle lui devient néfaste devant les tempéraments que l'amour
de la chasse tient toujours sous pression, et dont le fusil se sent, pour ainsi
dire, aimanté par l'élan de sa fuite éperdue, et si franche. Le temps d'y
penser, ou, ce qui serait plus juste, de ne pas y penser : elle est à
terre ! Tuée roide, sans qu’on sache trop comment ni pourquoi la charge de
plomb a subi cette sorte d'attraction précise.
Quelle que soit la manière dont on l'ait provoqué, le résultat
est là tel qu'on se devait de l'espérer pour excuser un peu un acte de
sauvagerie allègre, surnaturalisé par la passion, et, souvent, bien éloigné des
sentiments habituels de celui qu'elle enserre. Sa joliesse, sa grâce valent
bien qu'on lui délivre une mort foudroyante puisque le plaisir de sa chasse, la
beauté de son tir et sa chair délicate se liguent pour lui coûter la vie.
Qu'on y parvienne inconsciemment ou non, le geste, au point
de vue du tir, n'est pas tout à fait sans mérite.
Tout ce que, précédemment, nous avons pu dire concernant le
tir du canard se retrouve dans celui des sarcelles, avec cette différence
aggravante que la rapidité du but est très sensiblement accrue, et son volume
non moins sensiblement réduit. Il en résulte les difficultés identiques qu'on
doit multiplier par les chiffres que vous fournissent les circonstances, la
visibilité et la distance.
Nous parlons du tir de la sarcelle isolée qui n'a rien de
commun avec celui des sarcelles formant une bande plus ou moins compacte.
Lorsque, à l'arrêt du chien, elle s'enlève à bonne portée,
filant droit, son volume, assez voisin de celui des perdrix, et sa vitesse
particulière, dont la réalité semble parfois inapparente, à son départ,
n'apportent pas de gêne excessive tant qu'aucun obstacle ne vient compliquer
son tir. Ils sont rares au marais, nous le voulons bien ; mais il y a les
roseaux, dont certains massifs élevés, se répandant sur de grandes étendues,
ont l'air de forêts vierges en miniature contenant de petits plans d'eau libre.
Elles sont, entre parenthèses, plus vierges que forêts, et vous le font bien
voir.
Ailleurs, les obstacles de hauteurs diverses sont beaucoup
plus nombreux. Le marais n'a pas l'exclusivité d'accueillir les sarcelles, qui
se posent un peu partout : dans les mares au milieu des bois, au milieu
des plaines également où des arbres les encerclent ; dans les abreuvoirs à
bestiaux voisins des haies ; et même dans de méchants trous d'eau
paraissant sans charmes pour elles.
Lorsqu'une végétation assez forte brouille tant soit peu le
champ de tir, elle impose la nécessité d'accélérer la cadence. Il en résulte
une gêne ou un surcroît d'aisance, suivant ce que cette accélération peut
apporter de contrariété ou d'encouragement aux dispositions naturelles de
chacun. Dans le cas où elle les avantage, ce qui prouve combien la Providence
administre avec soin les affaires de ses clients, les tempéraments expéditifs,
déjà plus favorisés que les autres, bénéficient de l'avantage offert par la présence
des repères inexistants en terrain découvert, et qui facilitent le pointage au
point de le rendre plus aisé qu'en espace étendu.
Partant d'une mare cachée dans le sous-bois, la sarcelle,
lorsque de grands arbres la gênent et qu'elle est effrayée par un premier coup
de fusil sans effet, ne peut pas monter verticalement avec son brio coutumier.
Elle perd ainsi son moyen de défense le plus déconcertant.
Elle le regagne au marais par exemple, où son tir en
chandelle demande une souplesse et une rapidité que certains chasseurs ne
peuvent jamais acquérir.
Dans ce tir spécial, la difficulté provient beaucoup plus de
l'exécution que du jugement. Il est fort simple cependant ; mais l'absence
d'adresse et d'à-propos corporels interdisent toute virtuosité dès qu'il est
important d'en montrer.
Il en est de même pour le tir en travers de la sarcelle
lancée, même aux distances où il n'est pas besoin de corriger la trajectoire.
C'est dire s'il faut des qualités spéciales lorsque la
distance s'allonge, car les corrections de quatre à cinq mètres, fréquentes, et
normales quand le vent s'en mêle, n'entrent pas dans les possibilités du
premier venu.
Une sarcelle offre le plus beau coup de fusil du monde,
lorsque, venant de face, elle vous charge à plein train.
Rien que pour elle, le marais vaudrait d'être sanctifié par
ceux dont la passion pour la chasse et le tir s'équilibre harmonieusement.
Raymond DUEZ.
|