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Le chantre d'Octobre

Le rouge-gorge

Octobre aux jours dorés, quand la saison est belle, est un des mois le plus chargés de mystère. Je ne trouve à lui comparer, dans nos régions, que la deuxième quinzaine de mai. Un tel enchantement émane alors de toute chose que l'homme en arrive à percevoir un immense et magique secret qui n'est fait ni pour ses sens, ni pour son cerveau. Mais, en octobre, le mystère est tout d'attente et de silence. Les oiseaux migrateurs sont partis, et la mue a éteint la voix des sédentaires. De loin en loin, quelques notes isolées, les quatre notes appuyées du pouillot véloce ou le bref crépitement du rouge-queue noir, ne troublent pas, non plus que les appels si curieusement musicaux des bergeronnettes de passage, la sérénité un peu fiévreuse de l'atmosphère.

Aux heures les plus belles et les plus chaudes — parfois aussi au crépuscule, — une modulation cependant nous arrive, toujours renouvelée, toujours reprise après avoir paru s'arrêter. Ses variations infinies ont la même douceur pénétrante que le paysage voilé de brume blonde, et son timbre est si discret qu'à une petite distance on doute si l'on entend vraiment quelque chose. Elle est tellement associée au temps, à l'ambiance, tellement évocatrice d'un bonheur perdu et si pleine de pathétiques regrets que notre cœur s'émeut à l'unisson du petit chanteur qui semble exprimer, dans sa plainte délicate, l'âme de la nature à son déclin.

Si ce n'était la magie de son chant d'arrière-saison, je ne vous aurais pas parlé du rouge-gorge, car c'est de lui qu'il s'agit. À part le rossignol — et, heureusement, à un degré moindre, — nul oiseau n'a davantage occupé la plume des littérateurs en veine d'évocations agrestes : l'ami de l'homme, le compagnon de misère du pauvre bûcheron et autres clichés indéfiniment ressassés.

Il reste que c'est un chanteur délicieux, et pas seulement en automne. Si on l'entend davantage en cette saison, c'est que, les couvées finies et la mue passée, il se rapproche des demeures des hommes, vers lesquels il semble bien que l'attire une touchante sympathie, et aussi assurément parce que, de nature assez omnivore, il trouve là des ressources alimentaires qui adoucissent pour lui la dure époque des privations hivernales. Mais, dès février, avant même de regagner les bois, il recommence ses chants, en même temps que la draine, plus tôt que le pinson et que le bruant jaune. Pourtant c'est essentiellement l'oiseau de la forêt ; il en est l'expression mélodieuse, comme les champignons en sont le parfum, et la framboise la saveur. C'est là qu'il aime et qu'il se reproduit ; c'est là aussi qu'il faut l'entendre, par quelque belle soirée de mai. Certes, il chante pendant le jour, mais sa voix fragile est facilement étouffée par des chanteurs plus véhéments. A l'heure crépusculaire, au contraire, quand les autres oiseaux se sont tus et qu'à peine, au lointain du bois, un merle ou une grive, ses proches parents dans la classification des oiseaux, lancent encore leurs derniers adieux au jour qui s'éteint, le petit oiseau perché à la cime d'un sapin, encouragé sans doute par le calme solennel de l'heure et du lieu, sa belle poitrine roux-orange offerte aux rayons du couchant qui semblent l'avoir embrasée de leurs feux, répand, avec le lyrisme d'un vrai poète, tous les sentiments dont son petit cœur est rempli.

Ce qualificatif de poète lui convient entre tous ; il a du poète la sensibilité frémissante qu'expriment à la fois les nuances infinies de son chant toujours plus ou moins teinté de regret et de tristesse, et le regard anxieux de ses grands yeux noirs. Il en a l'humeur solitaire et un peu farouche ; les nichées terminées, il se sépare de sa femelle, qu'il pourchasse comme une ennemie, oublieux des heures de passion qui, au début du printemps, inspiraient ses chants ; on ne peut demander vraiment à un poète d'assumer indéfiniment les soucis quotidiens du ménage ! Il ne supporte également dans ses parages aucun rival, pas plus au temps des amours, où cela peut se concevoir, qu'en hiver, quand ses droits de propriétaire du canton qu'il s'est approprié semblent durcir ce cœur que nous avons connu débordant d'émotivité. Il va jusqu'à des batailles enragées qui sauvegardent sa solitude et son indépendance.

Que pouvons-nous pour le rouge-gorge ? Il accepte parfois les nichoirs, mais il n'est jamais embarrassé pour se loger, ses goûts étant peu exclusifs. Un trou dans un arbre ou dans une souche, le dessous d'une racine, l'abri d'un lierre, habillant un vieil arbre, un tas de fagots, d'autres sites encore conviennent indifféremment pour abriter ses deux couvées de cinq ou six œufs blanchâtres tachetés de roux. Il est bien évident qu'il vient chercher auprès de l'homme sa nourriture. Aux époques de l'abondance, il choisissait sur ma fenêtre le gruyère râpé, les flocons d'avoine et les miettes de biscuit, à défaut du pain trempé dans du vin. Mais on peut avec lui bien davantage encore.

Utilisant l'attrait indéniable qui le tire vers l'homme, Lord Grey of Fallodon, l'ancien Premier ministre anglais, dans un livre charmant : The Charm of Birds, nous apprend comment transformer graduellement ce penchant inné en une intimité familière. Un jour de neige, nous conseille-t-il, cherchez un rouge-gorge et, quand vous l'aurez trouvé, jetez-lui quelques asticots. Renouvelez l'opération les jours suivants, jusqu'à ce que l'oiseau y soit habitué. Placez alors les vers dans une petite boîte sur le sol, tout près de vous. Au troisième degré de l'épreuve, agenouillez-vous à terre et mettez votre main sous la boîte et sur la neige, « ce qui est assez désagréable quand il fait bien froid », avoue-t-il avec gentillesse. Un peu plus tard, au quatrième temps, redressez-vous, la boîte placée directement sur la paume de la main, et votre oiseau, rassuré et déjà apprivoisé, viendra chercher la nourriture qui réconforte son petit corps et l'amitié humaine dont son cœur sensible a besoin. Il faut, selon Lord Grey, deux ou trois jours pour réussir quand il fait froid et que l'oiseau a faim ; il est bon aussi d'avertir chaque fois le rouge-gorge en sifflant quelques notes ou en frappant sur la boîte quelques petits coups secs. Le mâle, nous dit encore Lord Grey, lorsqu'il sera apprivoisé, mangera sa proie sur la main qui la lui présente, tandis que la femelle l'emporte toujours au loin. Jolie manière d'identifier ce petit couple, dont la taille un peu moindre de la femelle et ses couleurs moins vives ne sont pour l'œil que des repères assez incertains.

Une de mes amies, anglaise également — les Anglais sont nos maîtres pour tout ce qui concerne la nature, — avait fait mieux encore. Elle avait habitué son rouge-gorge à venir prendre un morceau de fromage placé entre ses lèvres. En même temps que lui, elle avait dressé à ce sport une mésange bleue, et rien n'était charmant, m'écrivait-elle, comme de voir venir ensemble sur la neige ces deux jolis oiseaux, si diversement colorés.

Protégeons le rouge-gorge contre les dangers qui menacent tous les petits oiseaux. Protégeons-le aussi contre ceux auxquels l'exposent plus particulièrement sa curiosité naïve et sa confiance innée dans l'amitié humaine. La douceur de son chant, la beauté de son plumage, sa touchante sensibilité et sa gentillesse familière sont impuissantes à attendrir le cœur du dénicheur, du chasseur et du piégeur. On le mange rôti dans une feuille de vigne ! On décore de sa dépouille inerte des œufs de Pâques ou des chapeaux ! Au mépris d'ailleurs des lois de protection qui interdisent la capture de cet utile petit oiseau. Conservons à la forêt sa tendre voix printanière, et à l'automne au déclin son chantre pensif et fervent.

Pierrette MAGNE.

Le Chasseur Français N°656 Octobre 1951 Page 582