Étrange animal que cet habitant des forêts d'Amérique du
Sud. Étrange par son corps, étrange par ses habitudes. Redoutable par ses
griffes et par son étreinte s'il est attaqué ou s'il voit ses petits menacés.
Se nourrissant exclusivement de fourmis, il est normal de le
rencontrer dans les régions où ces insectes abondent. Le Chaco austral, avec
ses innombrables « tacurus », constitue pour lui un terrain
d'élection. Ces fourmilières, de forme conique et dépassant souvent un mètre de
hauteur, donnent aux clairières incendiées un aspect bien particulier. Les
fourmis, à chaque inondation, les élèvent un peu plus au-dessus du niveau de
l'eau afin d'en maintenir à sec la partie supérieure.
Mais ce n'est pas la seule région où l'on rencontre ce
plantigrade ; je l'ai trouvé aussi dans les parties sèches du Chaco Santiagueno,
et je crois qu'il se tient dans toutes les forêts de l'Amérique tropicale.
Le fourmilier est beaucoup moins épais, beaucoup moins trapu
que l'ours commun, avec lequel il a bien peu de ressemblance. Debout, il peut
atteindre la taille d'un homme de petite moyenne. Il mesure alors un 1m,50 du
museau à la naissance de la queue. Mais celle-ci a au moins un mètre de long ;
c'est donc un ensemble de 2m,50 que représente un tel animal.
Sa tête est curieusement allongée ; elle se termine par
une toute petite bouche d'où il fait sortir, pour la plonger dans les trous des
fourmilières, une langue ronde, gluante et rouge.
Son pelage, long et grossier, est gris cendré avec de belles
bandes plus claires partant de la tête et des épaules. Sa queue est un
monumental panache d'où pendent de longs crins grisâtres et raides. Elle lui
sert à se débarrasser des fourmis qui envahissent son individu lorsqu'il se
délecte des œufs et des habitants de ces colonies. Elle constitue aussi un
sérieux point d'appui lorsqu'il est debout et doit lutter.
Les pattes antérieures sont puissantes et armées d'énormes
griffes, dont il se sert pour remuer la terre des fourmilières et pour sa défense.
Au moment où j'écris ces lignes, j'ai sous les yeux, parmi les restes de mes
trophées d'antan, une de ces griffes, acérée, creuse et desséchée. Elle mesure
85 millimètres de longueur et 55 de circonférence en son plus grand diamètre.
La chair du fourmilier est comestible, j'en ai mangé
quelquefois ; elle est comparable à celle du sanglier.
Cet ours n'est pas très rapide, et les chiens, en terrain
découvert, l'arrêtent facilement. Il leur tient tête alors courageusement.
Dressé sur ses pattes, il cherche à attraper ses agresseurs. S'il y parvient,
il les brisera, les étouffera, les déchiquettera à coup de griffes. Même non
adulte, ainsi cerné, il est dangereux. D'après les Indiens, il se défendrait
victorieusement contre le jaguar. Je n'ai jamais pu vérifier cette affirmation
en face de laquelle, d'ailleurs, je reste assez sceptique.
Je me souviens qu'un soir, rentrant au campement bredouille
(il n'y a pas qu'en France que ces choses-là arrivent), les chiens des deux
Indiens qui m'accompagnaient tombèrent sur un ours fourmilier de petite taille.
Avant que nous ayons pu les rejoindre, un de ces chiens avait déjà la poitrine
défoncée d'un coup de patte.
La bête, debout au milieu de la meute, lançait de droite et
de gauche des coups de griffes avec une nervosité et une vitesse incroyables ;
elle soufflait en produisant un bruit analogue à celui que font les chats
lorsqu'ils sont en colère. Mes Indiens résolurent de s'emparer de l'ours
vivant. Ils lui lancèrent chacun leur lasso de telle manière que l'animal ne
pouvait plus se servir de ses pattes. Ligoté ainsi, ils se mirent en devoir de
l'assujettir sur un de leur chevaux. Mais c'est alors que les difficultés
commencèrent : dans un sursaut, l'animal parvint à se libérer, à mettre en
lambeau le paletot d'un des dompteurs improvisés, à lui labourer l'épaule et à s'enfuir.
Il fut rattrapé un instant plus tard et l'opération
recommença ; mais cette fois avec succès. Dommage que la scène n'ait pu
être filmée : il y aurait eu là de quoi intéresser et faire rire pendant
un bon quart d'heure les amateurs de ce genre de sport.
Capturé petit, l'ours fourmilier s'apprivoise très bien ;
mais on ne peut l'élever sans avoir à lui fournir sa ration quotidienne de
fourmis, et ce n'est pas toujours très facile. À la Sabana, un Indien nous
avait vendu un petit ours de quatre ou cinq kilos. Il passait des après-midi à
dormir entre mes jambes au bureau. Nous n'avons pas réussi toutefois à
l'élever. Sans doute n'avons-nous pas su lui faire donner les soins appropriés ;
peut-être était-il vraiment encore trop petit.
Vers 1909, le gouverneur du territoire du Chaco austral, à Résistencia,
en possédait un déjà gros : chaque jour, un soldat était chargé de la
corvée de l'ours. Amené docilement sur la grande place de la ville, belle place
de quatre hectares, plantée de palmiers et d'orangers superbes, il fouillait de
sa langue toutes les fourmilières. Parfois il s'attardait ; alors le
soldat, plus pressé que lui, l'attrapait par les crins du dos et le tirait plus
loin sans ménagement. Or je n'ai jamais vu l'ours manifester la moindre
hostilité envers son gardien.
Les dépouilles de ces animaux étaient, à l'époque, très
répandues : elles constituaient, chez le commun des mortels, des descentes
de lit très courantes, mais peu recherchées.
J'ignore si, dans les contrées dont je viens de parler, la
chasse au fourmilier est encore permise. Il serait souhaitable qu'elle fût
prohibée. Cet animal est en effet inoffensif si on ne l'attaque pas. Un jour,
lorsque ces régions seront plus peuplées, il peut être utile à l'agriculture en
détruisant un des fléaux de ces pays : la fourmi. Puisse-t-il alors ne pas
avoir complètement disparu.
Léon VUILLAME.
|