Octobre. Délire de couleurs. Parfums de vendanges. Aurores
frissonnantes du bel automne. Mélodieuses ou grinçantes, brèves ou prolongées,
parfois plaintives, enrouées, des voix ailées font battre à grands coups le
cœur des chasseurs. L'heure de la migration a sonné.
Depuis des millénaires, ce flux et ce reflux bat les routes
du ciel. Longuement étudié par de passionnés observateurs, le problème des
voyages est loin d'être résolu. Le baguage et les reprises ont soulevé un petit
coin du voile. Des renseignements assez précis ne concernent que quelques
espèces. L'ombre la plus complète environne encore certains passagers. Que
savons-nous des appels impérieux jetant dans l'espace des multitudes ailées ?
Anatidés au vol puissant, rapaces immenses, colombins à l'aile sifflante, vous
pouvez accomplir de longues randonnées et traverser les mers ; mais vous,
râles maladroits, cailles alourdies et minuscules passereaux, quelle volonté
irrésistible, quel aimant mystérieux vous font accomplir de tels prodiges ?
Le mouvement de migration a-t-il une cause alimentaire ?
Naît-il du désir de reproduction en des régions déterminées, ou provient-il
d'un simple besoin de promenade ? Remarquons en passant que ces
déplacements n'affectent pas seulement les oiseaux. Dans le monde aquatique,
anguilles, saumons, esturgeons, aloses accomplissent des prouesses nautiques,
bravent mille dangers pour assurer la continuité de l'espèce. On voit, parmi
les insectes : sauterelles, papillons, des mouvements massifs ...
Évidemment, notre corporation lève plutôt les yeux sur les passagers emplumés.
Sous le terme général « voyages », j'engloberai les migrateurs
réguliers et les errants ... D'ailleurs, où finit le premier groupe et où
commence le second ? ... Aucune barrière ; parfois ils se
confondent. Tout le monde connaît quelques vrais migrateurs : hirondelle,
rossignol, caille, tourterelle, cigogne. Leur départ hâtif — août, septembre —
n'est vas provoqué par des causes alimentaires puisque, à cette époque, grains
et insectes abondent encore.
Canards, bécasses, grives semblent obéir aux conditions
météorologiques. La descente ou l'ascension du mercure, alliée à certains
vents, règle — en gros — arrivées et départs. Ici le problème ravitaillement
est lié aux grands gels. Comment les nageurs trouveraient-ils leur subsistance,
sur des étangs glacés ? Comment la bécasse pourrait-elle fouiller le sol
durci par le froid ? Il est donc normal de voir fuir les habitants
emplumés devant l'hiver rigoureux. Leur fuite sera longue ou courte, brève ou prolongée,
suivant l'intensité et l'amplitude de la vague de froid ... Une
amélioration sensible de la température incitera les errants à reprendre la
route du nord. Si les conditions s'aggravent, on les verra voler vers
l'Afrique, comme nos migrateurs réguliers. Marais, vallées, bois pourvus de
nourriture seront des haltes où les fugitifs demeureront un temps indéterminé.
Ces arrêts et départs font la joie — ou le désespoir — des chasseurs.
En cas d'une offensive générale de l'hiver sur l'Europe, ce
sont des millions d'ailes de toutes envergures et de toutes couleurs qui
déferleront sur notre pays merveilleusement situé. Il se produit alors, surtout
près des côtes, un afflux d'errants. Le gibier affamé, parfois affaibli, se
défend mal. Étangs, rivières, forêt deviennent champs de bataille, et la chasse
se transforme en destruction. Tel chasseur arrive ainsi à tuer, en quelques
journées, plus de pièces qu'il n'en met au tableau dans la saison entière. A
ceux qui prêchent la modération on répond : « Oiseaux de passage, il
faut en profiter ... » Pensent-ils aux suites inévitables si partout
et toujours on exterminait les nomades ?
Incertitude et brièveté des haltes, diversité des espèces
enchantent l'amateur. Hier il a battu bois, rivière ou étang sans brûler une
cartouche. Ce matin, les buissons chantent, le marais vole et les vallons
s'animent. Quelle pétarade ! ... Demain ? Peut-être le vide
complet. Aussi profite-t-il de pouvoir, aujourd'hui, lisser le plumage
d'oiseaux rares, difficiles à capturer. D'où vient ce voyageur exceptionnel ?
Et l'imagination peut broder quelque merveilleuse histoire ...
Migrateurs et errants constituent, pour de nombreux porteurs
de permis, la seule possibilité de faire parler la poudre. Dès octobre, avant
l'aube, ils s'en vont placer les appelants. Ces passionnés de l'attente peuvent
souvent, aux portes d'une ville, tuer une brochette de grives ou quelque
canard. Ils savent que les meilleures matinées se réalisent dès l'arrivée du
gibier. Si la halte se prolonge, l'oiseau acquiert une salutaire méfiance.
Cette prudence prouve-t-elle que les voyageurs ont, au cours des siècles,
acquis de nouvelles qualités ? ... Pas de frontières, mais tout au
long de la route : attaque des rapaces, destruction par les braconniers,
mitraille des chasseurs, appel définitif du phare. On peut alors s'étonner que
certaines espèces n'aient complètement disparu.
Pouvons-nous imaginer campagnes et villes sans la présence
de certains oiseaux qui ont conquis l'âme populaire ? Lorsque, au coup de
baguette de l'invisible chef d'orchestre, l'essaim de doubles croches au ventre
argenté quitte la portée des fils électriques pour le grand voyage, quel
serrement de cœur ! L'hiver est proche. Six mois plus tard, voici la
première rescapée. Certes l'hirondelle ne fait pas le printemps, mais on le
sent proche. Est-ce l'oiseau familier ou la saison nouvelle qui nous remplit
d'allégresse ? ... Quelques semaines après, pur, nuancé, timide
encore, le chant du rossignol jaillit d'une haie. Bientôt, puissant,
inlassable, il bercera les nuits de mai. Cri mécanique du coucou, doux
roucoulement des tourterelles, matinal appel de la caille s'ajoutent au concert
journalier. Et la nature ravie étend ses bras protecteurs pour abriter couples
et berceaux. Je ne sais rien de plus triste que de voir inertes et sanglants
ces annonciateurs du printemps quand tout chante la joie de vivre.
Des dictons populaires basés sur un départ précoce des
hirondelles ou l'arrivée massive de certaines espèces affirment « l'hiver
sera dur ». Erreur bien des fois constatée. Les siffleuses et cha-chas
(mauvis et litornes), au dire de certains, sont les grives des grands froids ...
Au cours de l'hiver 1949, qui fut des plus doux, on vit, en haute Provence, une
invasion de ces oiseaux, et leur séjour se prolongea jusqu'au mois de mars. Au
marais, en pleine saison, des coins bien pourvus en nourriture restent déserts,
alors que d'autres étangs semblent aimanter les becs-plats. Pourquoi ?
Mystère ? ...
Puisqu'il est impossible de répondre avec précision aux
nombreuses interrogations que soulèvent nos voyageurs ailés, contentons-nous
d'espérer, pour cette saison, abondance de passagers. Nous les recevrons avec
politesse ... même à notre table.
A. ROCHE.
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