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Cyclotourisme

De la Méditerranée à la rivière Mersey

Ce cycliste provençal de soixante-quinze ans qui, pour occuper un mois de vacances, s'offre la promenade Marseille-Liverpool et retour, par étapes moyennes de 180 kilomètres, fait mon admiration. Le récit qu'il nous en donne est simple, sans effets, sans vantardise. Il ne se sent pas, comme tant d'autres de son âge, désorienté par la transformation du monde. Il ne cherche n'y à s'adapter ni à lutter contre. Il n'admire ni ne proteste. Il reste lui-même, fidèle à ses méthodes qui nous paraissent étranges, ce dont il n'a nul souci ni amertume. Sachez tout de suite qu'il n'aime pas jeter l'argent par les fenêtres. Ce n'est que par nécessité absolue qu'il couchera, une seule nuit, dans un hôtel anglais. C'est donc, direz-vous, qu'il campe, et vous vous attendez à ce que notre vieillard intrépide nous instruise en nous faisant profiter de sa longue expérience. Point du tout. Il bivouaque. Il n'emporte qu'une couverture de laine et un grand imperméable. Il recherche les meules de paille. C'est de ces meules, c'est de cette paille, qu'il joue avec art pour se composer matelas et oreiller et pour protéger son vélo de la rosée nocturne. Quant à la nourriture, ses repas, abondants, ne sont qu'une série de casse-croûte. Et c'est ainsi qu'il dépense mille francs en cinq jours et demi, de Marseille à Boulogne-sur-Mer.

Là, il est bien obligé de prendre le bateau, et son budget dépenses accuse brusquement une poussée verticale effrayante, car il paraît que, pour la traversée (environ 40 kilomètres en une heure trente), il faut débourser 1.725 francs et 500 francs pour la bicyclette. Il le constate, dédaigne la comparaison avec les quelque 20 ou 30 francs que cela coûtait au temps de ses vingt ans. Il continue son voyage dans les mêmes conditions ; toujours à la recherche des meules de paille, toujours pédalant avec son bagage réduit, qu'il évalue à 7 kilogrammes. Il est enchanté, il est bien portant, il réalise son rêve de visiter l'Angleterre, qu'il n'a vue depuis trente ou quarante ans, et de connaître le port immense de Liverpool.

J'ai oublié de vous dire qu'il n'est pas seul. Il est accompagné de son jeune filleul qui n'a pas dix-huit ans, et dont il ne se séparera qu'à la frontière d'Écosse. Ce filleul, lui, est chargé d'un matelas pneumatique imposé par sa famille, et, comme il roule sur boyaux, il crève souvent. Le vieillard à démontables ne crève jamais. Celui des deux qui a parfois tendance à demander qu'on modère l'allure et qu'on souffle un peu, c'est, vous vous en doutez, le filleul.

Ces deux compagnons, séparés par plus de cinquante printemps, doivent s'entendre parfaitement, car tous deux, visiblement, s'amusent, l'un comme un ardent jouvenceau, l'autre comme un sage ... et jeune vieillard. Ils dorment de bons sommes, roulés dans leurs couvertures, protégés du vent par la meule et de l'humidité par la paille, et de la pluie ... oui, au fait, qu'est-ce qui peut bien protéger les dormeurs de la pluie battante ?

Bah ! on bivouaque ou on ne bivouaque pas ; et avec la pluie, on s'arrange ...

Visite de Paris que le filleul n'a jamais vu, sous la direction du vieillard, qui préfère le métro et les autobus aux omnibus à trois chevaux de son enfance et se débrouille très bien, à vélo ou à pied, au milieu de la cohue des véhicules.

Qui jamais ne grogne, ni ne s'indigne, ni ne s'émeut, reste jeune. Notre vieillard aux étapes moyennes de 180 kilomètres à 18 à l'heure est avant tout gai, et sans doute, « passant par Paris » avec son gentil compagnon, y a-t-il, comme chante l'autre, « vidé sa bouteille ».

L'Angleterre l'a enchanté, bien qu'il ait souffert de n'y jamais voir une fontaine et de s'y être senti condamné (j'en sais quelque chose) au thé perpétuel. S'il note que la signalisation des routes est dérisoire auprès de la nôtre, il admire les larges talus gazonnés, l'empressement d'une policewoman à le tirer d'embarras et l'urbanité, la gentillesse de tous. Seconde traversée. Seconde enflure du budget dépenses. Débarquement. Encore mille kilomètres à rouler, seul maintenant, de ville à ville et de meule à meule. Il avoue que ce camping est un peu trop spartiate pour séduire les cyclotouristes. Il en vante l'indiscutable économie et l'agrément, moins évident mais certain à ses yeux. D'ailleurs, il ne cherche pas du tout à convaincre. C'est le propre des sages.

Et par longues, très longues étapes, toujours pédalant, il arrive en Provence, retrouve toute sa famille qui est allée à sa rencontre.

Il ne lui reste plus qu'à goûter le plaisir de « se raconter ». C'est ce qu'il fait, plume en main, en quelques très courtes pages où l'on chercherait en vain le moindre souci de se faire admirer. C'est plutôt un exposé de sa méthode et le journal de bord d'un vieux routier, simple et heureux, probablement un peu têtu.

Prenez-en de la graine, ô filandreux narrateurs de voyages qui sont loin de valoir celui-là ! et admirez cet homme de soixante-quinze ans qui s'offre un aller et retour Marseille-Liverpool sur deux roues, muni de peu d'argent, d'une couverture, d'un imperméable, et, en poche, de quelques tablettes de chocolat ou morceaux de sucre. Quel sympathique original !

Tous, nous pestons contre l'envahissement des routes par les autos. Lui, étendu sur le sol, les regarde passer et note :

« Je regarde curieusement filer les feux follets que semblent être les autos puissamment éclairées qui roulent sur la route en contre-bas, à toute allure, vers leur destin ! »

Et voici toute sa méthode de camping « simplifié » :

« Il est entendu que juillet et août sont généralement des mois de forte chaleur. Il s'agit donc de se faire, le plus confortablement possible, une litière de paille ou de foin selon les circonstances. Le vélo est couché à plat, une partie des bagages comme oreiller, appuyé sur la roue arrière, et il n'y a plus qu'à s'enrouler dans la couverture et à s'endormir, ce qui ne manque pas de se produire rapidement après dix ou quinze heures de selle. Si l'on peut craindre l'humidité dans la nuit, je passe un pantalon et un chandail par-dessus le short et la chemisette. La couverture et l'ample imperméable enveloppent le tout. Il est bon également de recouvrir la machiné de paille ou de foin afin de lui éviter un contact direct avec la rosée. »

Quel tableau ! Sommes-nous en 1951 ? et ne le sentez-vous approcher, le temps où, ayant épuisé tout son stock de jouissance, de facilités, de confort, de vanités et de mécaniques, l'homme découvrira qu'il s'est trompé, que le bonheur est chose infiniment plus simple, coûte beaucoup moins cher et tient dans une tête bien faite appuyée sur un mol oreiller, de paille ou de foin, suivant la saison.

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°656 Octobre 1951 Page 604