La grande presse et les journaux spécialisés dans l'étalage
des crimes s'en sont donné à cœur joie ce printemps dernier. Un homme, un
Marocain, s'inscrivait dans la lignée des grands criminels, et ses sinistres
exploits donnaient matière à ample copie. Ainsi le « tueur de la Pentecôte »,
1' « homme au mousqueton », le « fou du Tadla »
dévoilait-il à la majorité des Français l'existence des lieux où s'exerçait sa
sanguinaire démence : Afourer, Bin el Ouidane, le Tadla. À l'instar des
récits des guerres, des crimes collectifs, l'exposé du crime individuel amène à
des aperçus géographiques. On ne voudrait pourtant pas dire : à quelque
chose ... Mais il est de fait que nombre de nos compatriotes connaissent à
présent le Tadla grâce à son tueur.
Paradoxe terrible. Le bandit haineux a massacré six Français
dans une région où une poignée d'ingénieurs et d'ouvriers de chez nous édifient
une œuvre magnifique pour que vivent mieux des millions de Marocains. Le
fanatisme sème la mort ; la vie surgit au sein du travail et de la foi.
Il est en effet, heureusement pour le Tadla, un autre titre
à sa renommée que celui des crimes de la Pentecôte. Aux grandes sources de
l'énergie, au palmarès des vastes créations humaines, il inscrit un nom qui
sera bientôt aussi célèbre que ceux de Génissiat, Tuilière, Sarrans, Kembs :
Bin el Ouidane.
Bin el Ouidane, c'est encore, sur la carte du Maroc, le nom
d'un petit village de l'Atlas mollement étendu sur les berges sablonneuses de
l'oued el Abib. Du haut de la route d'Azilal, qui le surplombe de deux cents
mètres, il semble appartenir au royaume de Lilliput. Des troupeaux de chameaux
joujoux sont à l'échelle des cars et des voitures de tourisme pour enfants avec
des bergers et des moutons sortis, semble-t-il, des fabriques de santons
provençaux. Bin el Ouidane, aux casbahs accrochées aux parois d'une gorge
sauvage, aux pasteurs montagnards rudes et orgueilleux, aux cultivateurs
vivotant des maigres céréales de la vallée et paresseux parce que le soleil est
chaud, que les rives de l'oued sont fraîches et qu'ainsi le veut Allah, Bin el Ouidane
vit ses derniers jours de village. Bientôt, sur l'ordre des roumis, des
millions de mètres cubes d'eau recouvriront les vieux douars des ancêtres et
les champs depuis toujours arides. Mais de cette dévastation naîtra un autre Bin
el Ouidane, celui des Français et celui qu'envieront aussi tous les musulmans
d'Afrique, le Bin el Ouidane du barrage.
Dans le gigantesque effort de rééquipement qu'accomplit le
Maroc d'après guerre, la création d'un réseau électrique ultra-moderne et à
l'échelle des immenses possibilités du pays, ainsi que l'irrigation des vastes
plaines à céréales, à agrumes et à primeurs, s'inscrivent au tout premier plan.
L'Empire fortuné, dont l'expansion agricole et industrielle tient du prodige,
se devait d'avoir le plus grand barrage et la plus puissante installation
électrique de toute l'Afrique. Bin el Ouidane les lui donnera.
C'est en 1883 qu'un de nos plus grands Français, arrêté là
par la beauté du site, aurait songé qu'un jour le travail de l'homme,
corrigeant l'oeuvre primitive du Créateur, pourrait, dans cette étroite
crevasse, retenir les eaux abondantes de l'oued el Abib pour les canaliser
ensuite vers les riches plaines des Beni Mir. Charles de Foucauld fit-il un
soir ce rêve ? Toujours est-il que le ksar de terre rouge, maintenant
démantelé, où, voyageur pressé, il passa naguère une nuit dresse ses murs
croulants sur le plus haut rocher qui domine la formidable entaille à travers
laquelle l'oued s'est frayé sa voie. Et il me plaît d'imaginer que le pionnier
de la foi, le missionnaire de France, le laudateur des créations divines, dut,
au crépuscule, admirer et chanter de là-haut le génie de son maître et
souhaiter que les hommes de son pays pussent en mieux connaître un jour
l'éclat.
En 1936 débutent les travaux préliminaires : sondages,
études des roches, relevés topographiques, etc. La guerre referme projets et
études dans les dossiers « instance ». Dix ans après, en 1946, la
fièvre de travail et de reconstruction qui s'empare d'un monde renaissant
ramène l'attention sur Bin el Ouidane. Et, sous l'égide de la Compagnie des
eaux et électricité du Maroc et de l'Entreprise de construction de Bin el Ouidane,
les travaux proprement dits commencent.
Un jeune ingénieur du barrage, M. Meunier, qui fut un
aimable et savant cicérone, a bien voulu me donner quelques précisions, que
j'ai notées au vol et que je livre un peu au hasard comme le fut une promenade
à travers l'immense chantier.
Le barrage de Bin el Ouidane, pièce maîtresse de
l'aménagement hydro-électrique de l'oued el Abib, barrera ce cours d'eau à son passage
dans une étroite et profonde gorge calcaire. Haut de 130 mètres, il sera large
de 30 mètres à la base pour mourir à 5 mètres d'épaisseur en crête ; il
est du type voûte mince. Comme pour Sarrans, il faudra couler une gigantesque
masse de 400.000 mètres cubes de béton, soit : 100.000 tonnes de ciment et
800.000 tonnes de pierres concassées.
Déjà, des centaines de techniciens français et d'ouvriers
marocains en ont posé les assises. Jour et nuit, sans arrêt, des centaines de
mètres de tapis roulants charrient de la montagne proche pierres et blocs de
rochers qui, broyés, concassés, répartis suivant leur grosseur dans des silos,
passent ensuite dans d'énormes bétonnières, sont mélangés au ciment et déversés
dans des bennes. Douze tonnes de béton sont ainsi amenées à pied d'œuvre toutes
les six minutes. Tout cela est merveilleux de précision. Ici la machine est
reine. Quelques hommes invisibles aux commandes, et les broyeuses, concasseuses,
cribleuses, blondins semblent se mouvoir seuls.
En mai 1953, le barrage sera achevé. Un an après, le lac
artificiel ainsi créé retiendra un milliard et demi de mètres cubes d'eau —
plus que Génissiat.
Deux usines d'énergie électrique sont prévues : l'une,
au pied d'un barrage, produira 212.000 kilowatts-heure ; l'autre, à Afourer,
à 14 kilomètres, comprendra deux groupes de 460.000 kilowatts-heure. La
production escomptée en année moyenne sera de 500 millions de kilowatts-heure,
plus que ne consomme actuellement tout le Maroc.
Pour alimenter la future usine d'Afourer, il faut creuser
dans la montagne une galerie d'amenée souterraine de 10km,570 ;
elle est déjà presque terminée. Il faut creuser aussi des kilomètres et des
kilomètres de trous dans lesquels on injecte un coulis de ciment qui obture
toutes les fissures par où, dans cette roche calcaire, pourrait fuir la
retenue.
Et je ne fais que citer les 30 kilomètres de route de
montagne créées en un temps record, le percement de deux galeries de 550 mètres
de long pour détourner provisoirement le lit de l'oued, la préparation des
fondations du barrage pour lesquelles le lit asséché de l'oued a été creusé à
30 mètres de profondeur et 200.000 mètres cubes de déblais ont été extraits.
Autre chiffre qui laissera rêveur pas mal de chefs d'entreprise : le coût
de l'ouvrage est actuellement de 10 millions de francs par jour.
Mais le touriste profane s'émerveillera surtout, je crois,
de la coquette cité de 700 âmes créée pour les cadres et employés du barrage et
leurs familles. Rien de provisoire, rien du type baraquement. Ici tout est
joli, durable, définitif. Au flanc de la montagne, sur des terrasses aménagées,
au milieu des lauriers roses et des bougainvilliers, des dizaines de villes
modernes, nettes, pimpantes, confortables ; des fleurs partout. Et puis un
restaurant qu'envieraient bien de nos grandes villes de France, un club, une
cantine pour les célibataires, une école accueillante, une infirmerie pas
rébarbative du tout, un joyau de piscine à l'eau si claire sous les frondaisons
sombres des oliviers, un délicieux parc d'enfants, un court de tennis et même
l'indispensable cinéma. Qu'il doit faire bon vivre dans ce gentil éden de
montagne.
Voici l'oeuvre, en partie réalisée, en partie s'édifiant,
plus grandiose chaque jour. Dans ce pays rude, il y a vingt ans encore
profondément hostile, toujours un peu rebelle, la France tient à s'imposer par
une réalisation de son génie si humain. Bientôt les orgueilleux montagnards berbères,
que rien n'étonne et qui ne redoutent que le courroux d'Allah, s'émerveilleront
et s'effaroucheront peut-être de la puissance mystérieuse qu'apportera dans
leurs douars l'électricité, et les indolents paysans des plaines se réjouiront
d'avoir plus d'orge dans leurs champs irrigués. Sans doute n'en livreront-ils
pas tout le bénéfice à la France. Mais la France de Charles de Foucauld est
assez grande dame pour faire le bien sans en attendre des remerciements, pour
faire le bien quand même partout où elle passe et s'impose, malgré les
dénigrements et malgré les haines.
René GUINOT,
Abonné.
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