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Histoires naturelles

Les crustacés

Il est plusieurs façons de faire de l'histoire naturelle. Celle à laquelle on incline le plus souvent veut partir du particulier pour arriver à plus particulier encore : voici une espèce, voici un individu de cette espèce ; étudions-le, disséquons-le, démontons sa mécanique comme un horloger ouvre le ventre d'une montre. Nous finirons par savoir beaucoup de choses sur cette mécanique. Et, si nous étudions ainsi beaucoup d'êtres, nous serons bientôt frappés par l'invraisemblable diversité de leur organisation ; et nous comprendrons bien vite que les animaux sont incroyablement divers et que, pour résoudre un même problème, des centaines d'animaux utilisent des centaines de solutions différentes.

Mais, si on use de l'autre méthode, si, au lieu de considérer toujours les détails, on ne regarde les espèces que dans l'ensemble des genres, les genres que dans le cadre des ordres, alors on découvre une science bien autrement passionnante, alors on aperçoit de grandes lignes communes aux espèces, aux genres, aux ordres voisins. Et l'histoire naturelle devient une science d'idées générales. Essayons de cette méthode sur des crevettes, des crabes, des langoustes, des homards, ou tous autres crustacées moins connus. Essayons de regarder à travers eux non pas les espèces différentes, mais l'unité des crustacés « décapodes », et même de tous les crustacés, qu'ils aient dix pattes ou non ...

Les crustacés correspondent, dans la mer, aux insectes. Il n'y a pas, en effet, d'insectes marins et les crustacés terrestres sont très rares, et même à peu près réduits aux seuls cloportes, puisque d'autres, que l'on rencontre hors de l'eau, tels les crabes des cocotiers, habitent normalement dans l'eau. Aussi bien les animaux des deux classes sont-ils tous couverts d'une armure de chitine, tous dotés d'appendices articulés (appendices qui ne sont pas toujours des pattes !). Et presque tous sont soumis à d'assez complexes métamorphoses. D'ailleurs, ne sont-ils pas unis dans l'embranchement des « arthropodes », ce qui veut dire « pattes articulées » ?

Dans la vieille classification de Cuvier, les crustacés voisinaient également avec les vers annélides au sein de l'embranchement des « articulés » parce que tous sont « métamérisés », c'est-à-dire formés de parties successives. Chez quelques crustacés, surtout les plus simples, cette segmentation apparaît nettement tout au long de leur corps. Chez d'autres, elle est difficile à distinguer, certains des segments (on dit : « articles ») étant soudés entre eux. Mais, même dans les cas où cette disposition en chaîne semble la moins nette, toujours une étude anatomique la rend évidente : les segments se laissent mieux voir sur la face ventrale ; d'autre part, l'embryon est toujours métamérisé et enfin, chez l'adulte, des rameaux nerveux correspondent chacun à un article.

Mais revenons aux seuls crustacés pour y distinguer les caractères de leur ensemble. Les pattes, dont chaque segment porte en principe une paire, jouent un rôle essentiel chez eux. D'abord, elles représentent la marque de la supériorité des crustacés inférieurs sur les annélides : chaque article de l'animal linéaire s'est complété ici d'une paire d'appendices. Ensuite, ces pattes ne leur servent pas seulement à marcher.

Oui, aussi extraordinaire que cela paraisse, les pattes des crustacés leur servent à toutes sortes d'usages.

Prenons par exemple les plus primitifs des crustacés vivants, les phylopodes (les « pieds-en-forme-de-feuille »). Le type en est l'artémie, qui pullule dans les marais salants où elle peut vivre dans une eau salée à 20 p. 100. Leur structure allongée rappelle celle d'un mille-pattes, avec des articles bien formés et des pattes presque semblables. Mais attention ! Ces pattes mangent et respirent ... À leur base interne, elles portent des poils raides pour mastiquer les aliments qui, broyés, se réunissent dans un sillon ventral et progressent ensuite vers la bouche en un minuscule boudin. A l'extérieur des pattes, vers leur base, la carapace de chitine s'amincit et permet ainsi à l'oxygène de transfuser dans l'organisme, ce qui fait des pattes de véritables organes respiratoires. Enfin, aux extrémités, des lames épanouies en rames (qui, rappelant des feuilles, valent leur nom aux phylopodes) prouvent que ces pattes servent aussi à nager.

Chez les crustacés supérieurs, ces fonctions dévolues à l'ensemble des pattes, et d'autres fonctions encore, sont assurées par telles ou telles paires spécialisées, qui se transforment jusqu'à n'être plus guère identifiables pour des pattes.

Avez-vous jamais vu manger un crabe ? ... Certainement, si vous avez vu un crabe, car un crabe mange toujours, ou du moins en fait toujours mine, remuant sans cesse mandibules poilues et lames cornées dans son affreuse bouche mécanique. Eh bien ! tous ces outils articulés qui prennent, coupent et broient, ce sont des pattes, adaptées certes à leur nouveau rôle, mais des pattes quand même.

Comment le sait-on ? direz-vous. Mais parce que, en étudiant le développement embryonnaire, on a pu voir des organes, tous semblables à l'origine, se différencier ensuite.

Cette différenciation est surtout apparente chez les crustacés « décapodes » (c'est-à-dire à dix pattes) et « macroures » (c'est-à-dire à grande queue) : crevettes, homards, langoustes, écrevisses, etc.

« Les membres de la première paire, a écrit le grand naturaliste Milne-Edwards au début de son Histoire naturelle des Crustacés, n'existent que chez les crustacés d'un ordre élevé ; ils ont la forme de tiges mobiles et articulées et portent à leurs extrémités des yeux. Lorsqu'ils commencent à se former, ils ne diffèrent en rien des membres suivants. »

Viennent ensuite les antennes, si développées chez les langoustes. Il est plus facile d'y voir des pattes transformées pour leur usage particulier : le palper, le toucher.

Puis viennent les pattes qui mâchent, membres de la quatrième paire, appelées le plus souvent mandibules. Et les cinq pattes suivantes ont un nom qui dit assez nettement leur rôle : pattes mâchoires. (Ou bien : labres, palpes.)

La respiration est dévolue à d'autres pattes : les pattes branchiales, chez certains crustacés, sont tellement spécialisées qu'elles ne servent plus à la locomotion ; chez d'autres, elles sont intérieures ; chez les décapodes, elles collaborent seulement à la respiration, à côté de branchies véritables. Les cavités branchiales occupent les côtés du thorax sous la carapace des flancs ; elles sont tapissées par une multitude de petits organes cylindriques fixateurs d'oxygène, implantés sur les parois comme les poils d'une brosse ; les pattes branchiales sont devenues des lames cornées qui balaient sans cesse le voisinage des branchies et, ainsi, favorisent la fixation de l'oxygène.

Quant au rôle préhensif de certaines paires de pattes, il est évident. Pas besoin d'expliquer que ces pattes, spécialisées dans la fonction de prendre, ne sont autre chose que les pinces ! Qui a vu un homard dans une poissonnerie, et surtout qui a été pincé par une écrevisse, le sait surabondamment ...

De même, des pattes jouent le rôle tout normal de servir à la marche ; voilà qui n'a besoin d'aucun commentaire. Ce sont, chez les décapodes macroures, les quatre paires de pattes thoraciques non munies de pinces. Chez certains crustacés, elles servent à la nage plus qu'à la marche. Mais les décapodes, eux, quand ils nagent, usent de leur queue, qui les propulse à reculons.

Enfin les pattes des crustacés jouent un rôle dans la reproduction. En effet, les orifices sexuels des langoustes, par exemple, s'ouvrent dans les articles de base d'une des pattes proprement dites. Chez le mâle, l'organe est à la base de la cinquième paire ; chez la femelle, à la base de la troisième paire.

Et, pour finir, il y a des pattes qui couvent. Oui, à partir de la quinzième paire, les membres deviennent chez les langoustes et homards des fausses pattes ; ce ne sont plus que des palettes en forme de feuille. Lorsque la femelle a pondu, elle replie sa queue sous son ventre, de façon à conserver les oeufs sur elle ; les palettes des pattes abdominales se mettent alors à battre continuellement l'eau de façon à accélérer l'oxygénation des œufs.

Cette vue d'ensemble, de très haut, sur les crustacés n'a-t-elle pas été plus intéressante que l'aurait été une classique « leçon d'histoire naturelle » sur l'un d'eux en particulier ?

Pierre DE LATIL.

Le Chasseur Français N°656 Octobre 1951 Page 634