Contrairement à une croyance très répandue, nos ancêtres aimaient
les sports et les exercices violents. Aux fêtes carillonnées comme aux dimanches,
les paysans d'autrefois jouaient aux quilles, aux boules, à la soule, sorte
d'ancêtre du football, à bien d'autres jeux encore.
Les parties étaient âprement disputées parfois entre
villages voisins, entre célibataires et mariés, la lutte des « clans »
était chaude, l'honneur du clocher était en jeu. Les villages possédaient des
sortes de terrains appropriés où les amateurs pouvaient lancer leurs balles de
paume ou faire rouler leurs ballons. Dans une grande partie de notre pays,
depuis le XIVe siècle, des buttes de tir à l'arc se dressaient un
peu partout. Pendant toute la durée de la guerre de Cent ans, ce passe-temps,
alors recommandé par le roi de France, fut considéré — à juste titre d'ailleurs
— comme une véritable préparation militaire.
Les documents du temps nous montrent les jeunes gens de la
moindre bourgade s'entraînant à viser un but quelconque, parfois un vieux chapeau.
Quelquefois, de véritables buttes de tir étaient organisées, et les adolescents
se livraient alors à des compétitions dotées d'enjeux. Les enfants eux-mêmes
aimaient imiter les grands ; un vieux parchemin nous montre un gamin
volant des plumes à une oie afin d’en confectionner des flèches ! Il faut
avouer que les accidents étaient à cette époque très fréquents ; le roi
accordait alors généreusement le pardon à un homicide par imprudence, et ces
lettres de rémission griffonnées par les scribes du monarque nous permettent de
connaître comment on pratiquait cette utile récréation.
Déjà aux XIVe et XVe siècles, une fois
l'an, la compagnie locale des archers, en grande pompe, essayait d'abattre le « gay »,
oiseau de bois fixé au haut d'une perche, à la suite de quoi la municipalité du
temps offrait au vainqueur un vin d'honneur.
Le monarque s'intéressait d'ailleurs vivement à ces sociétés
de tir susceptibles de lui fournir des archers adroits et disciplinés. Pendant
la guerre de Cent ans, les ordonnances royales nous montrent le souverain
préoccupé avant tout d'encourager ce sport. Charles VII, afin d'assurer aux
artisans une matière première de choix, ordonna de planter des ifs, dont le
bois était particulièrement estimé pour la fabrication des arcs.
Peu à peu, ces compagnies d'archers se placèrent sous la
protection du grand saint Sébastien, dont l'image percée de flèches était
vénérée dans presque toutes les églises ; ces jeunes gens adoptèrent des
coutumes, des usages qui, de siècle en siècle, sont parvenus presque intacts
jusqu'à nous. Quelques exemples, choisis dans une savante étude de l'abbé
Gosselin sur la noble confrérie de Saint-Sébastien de Marquivillers, en bas
Santerre, c'est-à-dire dans le département actuel de la Somme, vont nous
permettre d'évoquer à grands traits les mœurs de ces Picards d'autrefois.
Cette milice, fondée au moins au commencement du XVIe
siècle, fut dotée à plusieurs reprises de statuts qui furent annulés en 1748. À
cette date, en effet, l'abbé de Saint-Médard de Soissons, ce qui peut paraître
paradoxal, prit la qualité de grand maître et juge souverain de toutes les
compagnies du royaume.
Dès lors, quelques changements s'opérèrent dans ces
groupements d'apparence archaïque. Les « prix généraux ou provinciaux »,
écrit l'abbé Gosselin, remplacèrent pour nous ceux que les rois (des
compagnies) devaient rendre annuellement à leur compagnie, « sans pouvoir
y consacrer plus de cent sols » (règlement de 1705-1706) et qui
établirent, entre tous les chevaliers d'une même ronde, ces relations d'amitié
et de bons procédés que nous sommes si heureux de rencontrer encore.
Les registres de Marquivillers nous montrent les archers
fort attentifs à leurs prérogatives et désireux de remporter les prix partout
où ils se disputaient.
En 1777, le bouquet « se rendait » à Fescamp. Les
archers de ce village picard furent invités à s'y trouver. Ils furent fidèles
au rendez-vous et réussirent un beau coup qui leur fut disputé ; de part
et d'autre, on mit tout en oeuvre pour obtenir la récompense tant enviée.
Finalement, l'affaire fut portée devant le cardinal de Bernis, abbé de
Soissons. Le capitaine Langlois de Piémont plaida et eut gain de cause.
Sous l'ancien régime, la confrérie de Marquivillers était régie
par des statuts très stricts dont nous allons donner un bref aperçu. Tous les
ans, le jour de la fête du grand saint Sébastien, patron des tireurs à l'arc,
on procédait à la nomination d'un connétable ; à partir de 1706, on
choisit également un connétable adjoint qui devait lui succéder l'année
suivante. On élisait aussi un prévôt et deux sergents, l'un chargé de la
police, l'autre de la poursuite des délinquants.
On observait la coutume — déjà immémoriale — de tirer l'oiseau
une fois l'an, le jour de l'Ascension, pour honorer, disait-on, le glorieux
patron. Pour cela, on se réunissait à la maison de celui qui l'avait abattu
l'année précédente ; on l’accompagnait en bon ordre au lieu de la
cérémonie, où, d'après un article additionnel de 1706, chaque chevalier était
obligé de tirer, sous peine d'amende. Ceux qui ne le pouvaient faire, pour
cause légitime ou infirmité, devaient faire tirer leur coup par une personne
étrangère à la confrérie. Le connétable était juge des coups, avec les deux plus
anciens de la compagnie.
En souvenir, assure l'excellent abbé Gosselin, des agapes
des premiers chrétiens, on se réunissait en un fraternel banquet où toutes
paroles grossières ou « dissolues » étaient bannies sous peine
d'amende arbitraire.
En 1863, plusieurs de ces cérémonies existaient encore, et
nous allons demander à l'excellent curé de Marquivillers de nous les décrire.
Le dimanche 7 juin 1863, la population de ce village
picard était en liesse, sa compagnie allait recevoir des mains du clergé et des
archers de Tilloloy la statue de saint Sébastien qui devait lui annoncer, pour
la Pentecôte suivante, le grand prix général, objet de tous les vœux de ces
tireurs d'élite.
Le 15 mai 1864 eut lieu la compétition tant attendue
devant une grande foule de curieux. Dès neuf heures et demie, les sociétés de
la région défilèrent, tambour en tête, enseigne déployée ; elles furent
reçues, avec les honneurs accoutumés, au Jardin de l'Arc, puis prirent leur
place à la procession. Celle-ci fut splendide : « les dix tambours
des compagnies battant au champ ouvraient la marche ; et derrière eux,
entre les deux lignes de la procession, s'avançaient successivement, et à une
certaine distance, la bannière et la statue de la sainte Vierge suivies de deux
brancards sur lesquels étaient arrangés avec art les gâteaux destinés aux rois
et aux capitaines » ; enfin venaient les images de saint Sébastien,
celle de la ronde et celle de la paroisse, portées par quatre chevaliers de
l'arc. Les consœurs de Marquivillers et des autres communes portaient à la main
une flèche qui leur tenait lieu de carte d'entrée ; les chevaliers, eux,
portaient leur arc débandé à l'épaule, certains arboraient les cartes du jeu.
L'exercice occupa les journées des lundi et mardi suivants ;
cent cinquante hommes disputèrent le prix. Marquivillers emporta un « panton »
(carton de tir décoré), l'autre fut attribué à Bus.
Tout ce cérémonial, à la fois imposant et charmant, est
toujours vivant. Aujourd'hui encore, dans de nombreux villages de l'Ile-de-Françe,
du Valois, de la Picardie, des tireurs abattent « l’moniau » de bois
qui leur permettra d'accéder à la royauté et de passer l'allée centrale du jardin.
L'enterrement du roi est l'occasion de pratiques jalousement conservées et
transmises de génération en génération. La fête du « bouquet » provincial
est surtout pittoresque et grandiose. Dans le cadre médiéval d'une de nos
vieilles cités de la région parisienne, les archers défilent, encadrant les
trophées. On se croirait transporté en plein Moyen Age ...
Afin de conserver le souvenir de ces usages si particuliers,
M. Roger Scart a eu l'heureuse idée de fonder à Crépy-en-Valois, en plein
centre de ces sociétés sportives, un musée de l'archerie. Dans les vieilles
salles du château, cet érudit — doublé d'un archer — a groupé, avec un goût
très sûr, les bouquets d'autrefois, les étendards aux tons un peu passés sur
lesquels est peint un saint Sébastien percé de flèches. Dans les vitrines, on
peut voir des arcs, des médailles, des gravures, des vases finement peints
représentant le saint patron ; une maquette d'une « butte » avec
son stand, ses arbres, ses cibles permet au profane de comprendre aisément
comment on décoche un trait. L'ensemble dégage un exquis parfum de vieille
France. C'est une vivante leçon de folklore et en même temps d'histoire de
France, puisque, il ne faut pas l'oublier, les archers d'autrefois se sont
battus sur les champs de bataille de la guerre de Cent ans, après s'être
préparés, en tirant le « papegay », à mieux défendre leur pays.
Roger VAULTIER.
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