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Pèlerinage

J'ai refait, ce matin, le doux pèlerinage
En ces lieux qui, vingt ans, ont enchanté mon cœur.

L'orage de la nuit avait laissé d'épaisses nuées blanches aux pentes de la montagne. Le vieux Rochebaron pointait ses tours en ruines au-dessus des écharpes de brume qui drapaient son rocher pointu. Tout le long, égrenés au pied de la chaîne boisée, j'ai reconnu, paisibles, les vieux villages silencieux :

Ranchevoux, Labiec, Bruailles, Os, et là-bas, à droite, sur sa colline dominant les gravières, Lamure avec son minuscule clocher gris. Les prés, encore ruisselants, étalaient leur beau tapis vert, et, partout, les arbres coupaient d'une verdure sombre, les horizons encore un peu voilés.

J'ai quitté la route sinueuse pour me rapprocher des marais, laissant derrière moi la trace de mes pas dans la rosée matinale. Les « boutasses » de la France — ainsi nomme-t-on ce joli coin, — encombrées d'herbes aquatiques, semblaient dormir sous le ciel calme. Parfois des frémissements de tanches faisaient leurs ronds au ras de l'eau ; l'une d'elles montra même son nez, par deux fois, et je vis affleurer un instant son dos sombre. Puis, laissant ce coin où les canards, les soirs d'hiver, passent bien souvent, j'ai continué, tout le long de l'eau, ma chasse aux souvenirs. Car l'autre chasse n'est pas encore ouverte. Mais qu'importe ! j'ai voulu revoir ces lieux qui ont si souvent résonné du bruit sourd de mes bottes et dont j'ai rompu de mes coups de feu, tant et tant de fois, le silence glacé de l'hiver ou plein de la fraîche douceur des matinées d'automne ! Avec délices, j'ai senti monter à mes narines la forte odeur des mares envasées où se cachent les râles et autres oiseaux coureurs du marais. Un instant, j'ai suivi le petit bras calme, et sinueux où vient se jeter, venant de la montagne proche, le petit ruisseau de Courbière. J'ai reconnu au tournant la touffe où mon chien me prit, un jour, une sarcelle blessée ; plus loin, une bordure d'où, parfois, s'envolait une poule d'eau.

Et voici la grande mare du milieu, le grand marais, comme nous l'appelions, mon compagnon et moi. Je me suis approché lentement, sans bruit, comme au temps où je le faisais fusil en mains, suivant l'épaisse bordure des aulnes qui laissent entrevoir, à travers leur sombre feuillage, les eaux dormantes et noires. Un héron, surpris, s'est enlevé lourdement, ramant péniblement l'air de ses ailes immenses et effarouchant les grenouilles de son ombre mouvante. Je me suis arrêté, scrutant, dans les éclaircies des frondaisons, la surface de l'eau. Comme ce coin a changé ! La végétation a prospéré avec force ; joncs, massettes, osiers encombrent à présent le marais. Les touffes de vernes se sont épaissies, leurs branches retombent et font, par places, un taillis impénétrable. Quelles jolies remises pour le gibier !

J'ai fait encore quelques pas et, soudain, à grand fracas d'ailes et à grands cris, trois canards se sont élevés en chandelle, le cou raidi vers l'espace. Je les avais à vingt pas. Quel beau doublé à faire ! Par deux fois, ils ont tourné au-dessus des arbres, venant passer, comme pour narguer son impuissance, devant l'intrus qui les avait dérangés. Puis ils ont filé vers le fond de l'île, où, n'en doutez pas, j'aurais bien su les retrouver si j'avais été en chasse. Mon cœur a battu un instant, gonflé par cet amour forcené de la chasse et aussi, peut-être, un peu par le regret. Puis, lentement, j'ai repris ma promenade jusqu'au bout du marais. Que de végétation à présent dans ce coin ! Le soleil a presque de la peine à percer les épais feuillages. Parfois, entre deux aulnes, passe une coulée de lumière qui va doucement se poser sur ces eaux endormies. Des tourterelles, claquant de l'aile, s'enfuient et vont se poser, là-bas, dans les pins.

Voici l'endroit où un jour, à deux et sans bouger de place, nous pûmes abattre sept poules d'eau remises dans une large touffe de massettes. Nos deux chiens, intrépides, barbotaient là dedans, derrière les oiseaux rusés qui ne voulaient pas sortir et faisaient détour sur détour, plongeon sur plongeon, pour lasser Duc et Diane. Mais ceux-ci étaient tenaces et avaient, en général, toujours le dernier mot. Nous étions là, mon compagnon et moi, immobiles, plantés dans l'eau jusqu'à mi-botte, attendant la sortie du gibier ; et, quand une poule, trop pressée par les chiens, était mise à l'essor, elle avait à peine le temps de faire, quelques mètres et dégringolait sous le plomb. Deux, même, acharnées à ne pas vouloir s'envoler, se firent tuer en plongée, tandis que seule sortait de l'eau leur tête brune.

Le marais se termine là par un petit trou à cresson où, un après midi, nous ramassions, l'ami et moi, notre salade, le fusil en bandoulière, quand nous survola un gros vol de ramiers en migration. Notre position embarrassée ne nous permit pas de les tirer ; mais, traversant l'île de bout en bout, ils essuyèrent la fusillade d'autres chasseurs disséminés. Mon chien en profita pour faire une escapade dans leur direction. — Si encore il revenait avec un ramier ! dis-je.

Au bout d'un instant il revint, portant, en effet, un oiseau dans sa gueule. Mais ce n'était pas un ramier. C'était simplement une poule d'eau qui, comme il arrive quelquefois, s'était laissé prendre au lieu de s'envoler.

Quittant le grand marais, j'ai suivi le haut talus qui surplombe le bras du fleuve qui s'étale, large et immobile, et où pullule le poisson, parmi lequel d'énormes carpes. En face, toujours le même taillis d'osiers où j'ai tué tant de poules. En bordure, l'eau est recouverte de nénuphars et de lentilles d'eau, où le passage des oiseaux a laissé des sillons tortueux et enchevêtrés. Que de roucoulements dans le fouillis des joncs, que de battements d'ailes précipités ! Combien sont-elles là dedans ? Ah ! quel plaisir avec un bon chien et un fusil.

À l'extrémité du talus, je me suis arrêté, contemplant, de mes yeux émus, le paysage familier du Gaye. Sous la lumière matinale et doucement voilée, il s'allongeait, large et paisible, entre sa double haie de « vorgines » et de joncs, domaine du gibier, poules et canards surtout. Alors les souvenirs, nombreux et pressés, m'ont assailli. Que de pas j'ai faits par là ! Que d'heures d'affût, à la brune, par les soirs d'hiver si vite venus ! Est-il donc possible que ce soit fini, fini pour toujours ?

Là bas, une poule est sortie des osiers, courant sur les plantes aquatiques, puis une autre, et une troisième. Au bruit de mes pas, elles ont regagné précipitamment leur retraite, tandis que, de la rive où je marchais, d'autres se sont levées, tête dressée et pattes pendant au ras de l'eau, pour gagner le milieu du Gaye, où elles sont vraiment « chez elles ». Je suis allé jusqu'au fond, là où le courant rejoint le marais. Des courlis se poursuivaient au-dessus des gravières, leurs ailes étalées transparentes de soleil. Des tourterelles roucoulaient dans les grands peupliers de bordure. Aucun autre bruit ne troublait le charme de ces lieux où, seul, j'errais. La grande drague à gravier, installée depuis peu sur la haute falaise de la rive droite et qui, hélas ! est venue enlaidir, avec ses câbles et ses bennes traversant le fleuve, ce coin que j'ai si souvent admiré, était elle-même arrêtée.

Longtemps, je suis resté là, assis sur une souche, les yeux rivés sur le paysage, laissant couler mes souvenirs au fil de l'eau limpide.

Puis, le cœur débordant de ces chères visions,
J'ai repris, à pas lents, le chemin du retour.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°657 Novembre 1951 Page 645