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Le coup de gaffe

Dans le domaine halieutique, s'entend, « manier la gaffe » est une opération assez délicate, et, pour les novices, nous décrirons d'abord sommairement l'instrument. C'est un gros crochet à pointe très effilée, monté sur un manche en alu, en dural ou en simple bambou. Les modèles perfectionnés ont un manche télescopique, susceptible de rendre de grands services, à condition qu'il fonctionne impeccablement.

La gaffe est utilisée pour sortir de l'eau une grosse pièce qui ne pourrait être enlevée avec une épuisette. Cette dernière, suffisante pour cueillir un poisson moyen, ne conviendrait nullement pour sortir de l'eau un brochet ou un saumon d'un mètre de longueur ; pour ce dernier poisson, cette dimension est normale dans nos rivières éloignées des estuaires. Il faudrait une telle ouverture à l'épuisette et une telle profondeur qu'il ne serait pas très commode de la transporter avec soi pendant les pérégrinations le long des rives.

Quelles sont les conditions essentielles que doit remplir une bonne gaffe ?

Elle doit être solide, nos adversaires étant puissants, être bien emmanchée, avoir une pointe très acérée et, enfin, avoir une ouverture d'au moins 10 centimètres. On entend par ouverture la distance entre la pointe et la tige. Certaines gaffes ont un ardillon, tel un hameçon, sous le prétexte, contestable d'ailleurs, qu'elles maintiennent mieux le poisson piqué. Je n'en suis pas partisan, parce qu'elles abîment la victime, qu'elles arrachent les chairs lors de l'extraction, et je crois être dans le vrai en disant qu'un poisson mutilé a fort mauvais aspect.

D'ailleurs, le poisson, gaffé selon les règles reconnues les meilleures par les habitués, ne peut pas se dégager, d'abord parce qu'il doit être maté préalablement par la lutte sévère qu'il a dû livrer — si le pêcheur connaît son affaire — et ensuite parce que le « gaffage » est si rapide qu'il ne lui est plus laissé aucune chance d'évasion.

Généralement le coup de gaffe ne se donne avec sûreté que lorsque le poisson est complètement à bout de forces et en bonne position. Mais il ne se présente pas toujours dans des conditions aussi favorables.

Par exemple, on peut avoir affaire à un adversaire récalcitrant qui ne veut pas se rendre et dont la puissance met à rude épreuve la patience du pêcheur. J'ai tenu trois quarts d'heure un gros brochet calé entre deux blocs et qui ne voulait pas en démarrer. Il ne se décida à se lancer au large qu'après une dure bagarre, et je dus le gaffer « au vol », en vitesse. Je pourrais citer maints exemples de coups de gaffe tout à fait imprévus.

Le poisson peut aussi mal se présenter, se débattre, faire des « soleils », des renversements, pour se libérer, et alors ... on fait comme on peut.

Il existe cependant des règles précises fixées par des pêcheurs chevronnés qui ont croché de grosses pièces, en rivière et en mer, dans les circonstances les plus diverses, et qui se sont avérées très efficaces dans la plupart des cas.

Essayons de les inculquer aux jeunes confrères.

Il ne saurait être question de gaffer un adversaire puissant avant qu'il ne soit presque dompté et inanimé. Il se présentera alors, près de la berge ou du bateau, soit à plat, soit sur le dos, soit en parfait équilibre de nage.

Il importe de ne pas le rater, du premier coup.

Comme s'il s'agissait d'une épuisette, la gaffe est dans l'eau, pointe en dessus. Le pêcheur — le vrai — tâchera d'amener le vorace sur son harpon et, d'un coup énergique mais non violent, il piquera sa gaffe au bon endroit.

Mais où est-il, ce bon endroit ? Juste derrière les opercules, d'arrière en avant, pour que la pointe pénètre bien sous les écailles. En sens inverse, la pointe acérée tracerait probablement une estafilade sur la cuirasse écailleuse sans pénétrer. Blessure mortelle, peut-être, mais qui n'amènerait pas obligatoirement le poisson dans votre panier. La réaction sous la douleur, pourrait fort bien le libérer.

Lorsqu'on sent que le poisson est bien piqué, traversé même, on le retire de l'eau sans marquer de temps d'arrêt, en repliant le bras. Évitons surtout le coup violent qui pourrait traverser une armature fort solide. Il n'en est nul besoin, si l'acuité de la pointe a été bien vérifiée.

Ceci est le coup de gaffe classique, normal, sur un poisson immobile. C'est la théorie. Quant à la pratique, c'est autre chose : les variantes nécessitent chez le pêcheur une expérience que ne s'acquiert pas du jour au lendemain. Le piquage d'un saumon en plein courant n'est pas à la portée de tous, et les déceptions mûriront et formeront le pêcheur plus que l'étude de tout grimoire halieutique.

D'ailleurs, il ne faut pas toujours se fier à ce qu'on a pu écrire à ce sujet. J'ai lu, par exemple, un article de journal, pourtant sérieux, ainsi conçu : « Le gros poisson (saumon, brochet) se gaffe, après l'ultime lutte, vers le tiers postérieur du corps, où les téguments sont très solides. » Même débutant, il ne me serait jamais venu à l'idée de gaffer un poisson par la queue. Et pourtant voilà le conseil stupide qu'on donnait aux débutants.

J'ai parlé, au début de notre causerie, de l'ouverture de la gaffe ; il faut que, placée pointe au-dessus et le poisson reposant dans la courbure, la pointe se fixe au-dessus de l'abdomen, qui se déchirerait probablement. Nous dirons que quelques centimètres au-dessus de la ligne latérale seront nécessaires pour piquer la gaffe.

J'ai cependant vu opérer autrement; la gaffe avait une ouverture peu prononcée, et le confrère la plaçait pointe en bas et gaffait par-dessus. Je ne crois pas que ce soit une bonne méthode, car, lors de l'enlèvement, on se prive ainsi de l'appui de la tige, d'où déchirement probable.

Enfin, comme dans toute entreprise, chacun doit se perfectionner dans un coup qu'il arrivera à rendre parfait, comme la « botte » secrète, chère aux escrimeurs professionnels.

Et attention ! coiffez bien la pointe de votre gaffe par un protecteur en liège ou en bois, vous garantissant efficacement contre les accidents, pendant les marches ou escalades nécessaires à la pêche active :

Ne soyez pas le « gaffé », lors d'une chute.

M. LAPOURRÉ,

Délégué du Fishing-Club de France.

Le Chasseur Français N°657 Novembre 1951 Page 663