Ce problème se pose dans presque toutes les villes. Essayons
de l'examiner à la seule lumière du bon sens.
Une équipe célèbre est annoncée. Les foules se ruent vers le
terrain de sport. Plusieurs heures avant l'ouverture des portes, des candidats
spectateurs stationnent sous le soleil ou sous l'averse. Dès que les barrières
sont abaissées, les gradins des « populaires » sont pris d'assaut.
Les enceintes se remplissent à vue d'œil. Bien avant le début de la partie, elles
se trouvent bondées. Les gens s'entassent et se pressent comme harengs en
caque. Des femmes s'évanouissent. Dehors, des centaines, voire des milliers de
personnes manifestent, furieuses, parce qu'elles se voient refuser l'accès des
tribunes. Les plus coléreux expriment leur rancœur : « C'est un
scandale ! Un stade aussi exigu est indigne de la cité ! » La
municipalité est vouée aux gémonies.
Le dimanche suivant, une autre équipe, honorable mais moins
fameuse, joue à Broudalin, nom imaginaire adopté pour n'éveiller aucune
susceptibilité. Les habitués sont à l'aise dans le stade normalement garni.
Un autre jour, pour une rencontre amicale, plaisante mais
sans passion, le stade apparaît immense. Seuls quelques « mordus »
s'égrènent ça et là dans ses tribunes.
L'idéal serait de créer des stades extensibles ; des
architectes de l'an 2000 en construiront peut-être. En attendant, le public
réclame des enceintes assez vastes pour contenir l'affluence maxima. Quand leur
budget le permet, les municipalités accèdent à ce désir. Au cours de la période
estivale, un peu partout, des travaux ont été menés en vue d'agrandir les
enceintes réservées aux foules, le terrain lui-même ne pouvant dépasser les
dimensions réglementaires. Il s'agit de rafistolages qui, tôt ou tard, se
révéleront insuffisants.
Construire un stade en partant de rien est aujourd'hui une
entreprise presque irréalisable. À Paris, on parte toujours du stade idéal de
120.000 places. Les plans de cette merveille ont été tracés et reproduits. Mais
sans doute attendra-t-on indéfiniment pour donner le premier coup de pioche.
Pour construire un stade, il faut réunir des capitaux
énormes. Des capitaux qui, sauf chance exceptionnelle, ne seront jamais
remboursés ni rémunérés. Il faut aussi se procurer des terrains à proximité
immédiate d'une grande ville. Ces terrains, souvent, n'existent pas ou ils sont
couverts de constructions que la crise du logement interdit de démolir. Des
stades magnifiques ont été bâtis à quelques kilomètres du cœur d'agglomérations
importantes. Ils restent à peu près déserts. La population les ignore; s'y
rendre équivaut à une telle dépense de temps et d'argent que les spectateurs
éventuels restent chez eux plutôt que d'expédier leur déjeuner à une heure
indue et de se ruiner en moyens de transport. Les Parisiens ne consentent à se
rendre à Colombes que deux ou trois fois par an.
Afin de résoudre le côté financier du problème, des
organisateurs, publics ou privés, ont imaginé le stade-vélodrome. Quand les
footballeurs sont au repos ou en déplacement, les cyclistes s'exhibent sur la
piste.
Cette solution hybride n'a obtenu qu'un succès médiocre.
Comme tous les compromis, elle ne satisfait personne. Les footballeurs, quand
ils opèrent sur la pelouse centrale, sont trop éloignés du public, qui ne peut
plus suivre un jeu dont le meilleur est fait de feintes et de finesses. Trop
étendu, l'anneau de ciment ne se prête pas aux courses les plus populaires
telles que les « américaines ». Seul le demi-fond derrière motos y
trouve sa place. Ajoutons que le gazon ne saurait être piétiné impunément, ce
qui interdit les fêtes, les manifestations de masses.
Si l'on voulait créer de toutes pièces un stade réellement
moderne, avec toutes les installations qu'il comporte : club-house,
restaurant, vestiaires, douches, sauna, etc., il faudrait risquer un milliard,
somme qui, malgré la dépréciation du franc, demeure considérable et, comme on
dit, prohibitive. Si les étrangers sont bien mieux équipés que nous en ce
domaine, c'est que, dans les pays anglo-saxons et scandinaves, la vogue du
sport remonte à une époque où tout était cent fois moins cher qu'aujourd'hui.
D'autres pays ont usé et usent encore d'un moyen rémunérateur, mais en France
fort discuté : les concours de pronostics. Financièrement, le résultat est
prodigieux. Tout le monde y gagne : les organisateurs, les fédérations,
les clubs sportifs, qui prélèvent un pourcentage, et les parieurs heureux. Il
est possible d'aider les sports déshérités, de gager des emprunts. On nage dans
l'abondance.
Malgré des démarches, des campagnes de presse, voire la
constitution d'un groupe parlementaire favorable au projet, les concours de
pronostics sont bannis de France. Pourquoi ? Leurs adversaires prétendent
qu'ils sont immoraux parce qu'ils font naître ou développent la passion du jeu.
Les ministres des Finances renâclent parce qu'ils craignent une concurrence
dont souffrirait la Loterie nationale.
Nous ne prendrons pas parti. Nous laissons à chacun le soin
de choisir selon les tendances de son esprit. Une chose est certaine : le
sport français est atteint d'une plaie grave, sinon mortelle : le manque
d'argent. Ceux qui ne s'intéressent guère aux choses du muscle objecteront que
d'autres formes d'activité plus essentielles souffrent du même mal, et nous n'y
contredirons pas. Mais, qu'on le déplore ou qu'on s'en félicite, il est certain
que le sport a pris une grande place dans la vie contemporaine, qu'il offre à
la jeunesse des activités salutaires et, aux adultes, des spectacles sains ;
que, sur le plan international, les succès et les échecs comptent. Dans
quelques mois, les Jeux olympiques d'Helsinki verront affluer vers la Finlande
les meilleurs athlètes du monde. Faute de ressources, devons-nous nous résoudre
à y jouer le rôle de parent pauvre ?
Pour en revenir au sujet précis qui nous occupe, nous
conclurons qu'il nous faut des stades alors que leur exploitation n'est pas
rentable. Le problème que nous avons posé paraît aussi insoluble que la
quadrature du cercle. À moins qu'on ne se contente de rapetassages sordides et,
en définitive, ruineux.
Tandis que nous écrivons, dans l'un des quartiers suburbains
d'une grande ville, des ouvriers nous assourdissent avec des machines
infernales. Leur travail ressemble, en moins silencieux, à celui de Pénélope.
Ils démolissent, pour la réédifier à peine améliorée, une arène où il s'agit de
loger quelques milliers de spectateurs supplémentaires. Chaque été ou presque,
depuis vingt ans, cette besogne dérisoire est reprise. Elle a englouti et
engloutira encore des millions par dizaines. Déplorable politique. Mais
peut-on, sans réforme profonde, en concevoir une autre ?
Jean BUZANÇAIS.
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