Les controverses suscitées dans les milieux de l'aviation
marchande par l'apparition et les éventuelles possibilités des avions
commerciaux à réaction sont toujours d'actualité.
Cependant elles ont pris une orientation nouvelle. Les non-partisans
de l'avion commercial à réaction ne nient plus certaines possibilités de ce
dernier.
En effet, avec une trentaine de passagers, le fameux « Comet »
britannique a réalisé Londres-Rome en deux heures treize minutes, Londres-Nice
en une heure trente, Londres-Johannesbourg (10.600 km.) en dix-sept heures
trente. Diverses liaisons furent aussi effectuées avec l'Égypte. Les moyennes
réalisées approchent ou dépassent les 700 kilomètres-heure.
Le « Comet » utilise toujours pour ses vols des
pistes normales, au décollage et à l'atterrissage. Aucune difficulté anormale
de navigation ne vint perturber ces vols.
D'autre part, les passagers se montrèrent enchantés et
nullement fatigués par ces liaisons ultra-rapides à 700 kilomètres à l'heure.
Il n'est donc plus question aujourd'hui de ne pas reconnaître les possibilités
commerciales — quant aux performances — de l'avion de transport à réaction.
Cependant, étant donné que ce dernier est un gros
consommateur de combustible, les partisans de l'avion à moteurs à pistons font
observer : Les performances du « Comet » sont évidemment
sensationnelles, mais il s'agit de savoir si l'emploi de cet appareil ou d'un
appareil de sa classe permettra une exploitation économique et rentable des
lignes aériennes.
Il est simple pour les partisans de l'avion à réaction de
répondre à cette question.
Plus de consommation, plus de vitesse.
— Si l'on attache beaucoup d'importance au fait que le turbo-réacteur
consomme encore un peu plus du double que le moteur à pistons, ils ne faut pas
négliger de considérer l'autre aspect du problème, à savoir : l'avion
commercial à réaction réalise des moyennes deux fois plus rapides que les
avions à moteurs à pistons. Donc, si le turbo-réacteur consomme deux fois plus
de combustible à l'heure, il n'en consomme pas plus au kilomètre. D'autre part,
le turbo-réacteur pèse moitié moins que le moteur à pistons équivalent. Cette
différence de poids peut être utilisée pour augmenter la charge payante en vol
ou pour emmagasiner une réserve supplémentaire de sécurité en carburant.
Il convient encore de remarquer que le combustible utilisé
par le moteur à réaction — le kérosène — ne coûte que les deux tiers de
l'essence à 100 octane et plus, indispensable au bon fonctionnement du moteur à
pistons.
Ainsi, il apparaît donc que l'énorme consommation du turbo-réacteur
ne peut plus être agitée comme un épouvantail, puisque cette consommation
horaire se traduit par une dépense en combustible sensiblement équivalente, au
kilomètre, à celle du moteur à pistons.
D'autre part, si l'on a observé l'évolution du turbo-réacteur
depuis cinq ans, il est facile de constater que ce dernier a considérablement
réduit sa consommation spécifique. Les turbo-réacteurs actuellement en essai
réduiront encore cette consommation de 20 p. 100. Il est certain que l'on n'en
restera pas là, grâce à l'utilisation de compresseurs à grand nombre d'étages
augmentant la poussée du réacteur. Les turbo-réacteurs à double flux ou à
système de post-combustion diminueront la consommation au kilomètre. Beaucoup
d'autres facteurs joueront encore en faveur de l'avenir de l'avion commercial à
réaction.
L'avion de grande « productivité ».
— Le terme n'est évidemment pas adéquat ;
cependant, il permet de donner une idée de ce qu'est l'avion à réaction.
Lorsque l'avion à réaction a volé six cents heures à 700
kilomètres de moyenne, il a couvert 420.000 kilomètres. Pendant le même nombre
d'heures de vol, un avion moderne équipé de moteurs à pistons, à 350
kilomètres-heure de moyenne, n'aura parcouru que 210.000 kilomètres.
Or ces deux avions exigeront, sans avoir fourni le même
rendement, une révision générale de leurs propulseurs pour répondre aux
exigences de l'O. A. C. I.
L'avion commercial à réaction se présente donc bien comme
une machine de grande productivité. À lui seul, il pourra réaliser le même
travail que deux avions à moteurs à pistons. Les révisions des turbo-réacteurs,
d'autre part, sont beaucoup moins onéreuses que les révisions des moteurs à
pistons et de leurs hélices. Même remarque en ce qui concerne les cellules, les
ailes, les appareils d'équipement. L'avion à réaction connaîtra beaucoup moins
toutes les vicissitudes causées par les vibrations, le fonctionnement du turbo-réacteur
se caractérisant par l'absence presque totale de vibrations.
Son prix.
— Aucun appareil commercial à réaction n'est encore
sorti en série. Il est donc, actuellement, plus cher que l'avion
classique de même charge utile et de même rayon d'action. Lorsqu'il sera,
d'ailleurs très prochainement, fabriqué en série, l'avion commercial à réaction
sera moins cher que l'avion à moteurs à pistons, cela pour deux raisons :
1° L'on attend beaucoup de l'abaissement du prix de revient
des turbo-réacteurs, lorsque ceux-ci seront fabriqués en grande série. Le
problème de la fabrication des ailettes de turbines à un prix de revient
convenable est particulièrement étudié. Des machines-outils et des outillages
spéciaux sont à la veille d'être mis en place. Ils permettront de réduire
considérablement le prix de revient de ces pièces, facteur essentiel du prix de
revient global du turbo-réacteur.
2° Suppression radicale des hélices : l'on sait que ces
dernières, notamment les hélices modernes à pas variable en vol, à
réversibilité, etc., sont des chefs-d'œuvre de mécanique et qu'elles comptent
pour beaucoup dans le prix d'un avion à moteurs à pistons.
Son utilisation normale.
— Il y a quelques mois seulement, l'utilisation normale
de l'avion commercial à réaction soulevait de nombreuses objections. Certains
problèmes de décollage, de navigation, d'atterrissage, étaient posés et
semblaient difficiles à résoudre.
Des progrès considérables ont été réalisés dans ces
différents domaines. Il suffit pour s'en rendre compte de connaître l'évolution
de la mise au point de l'appareil à réaction canadien le « Jetliner ».
Ce dernier fut conçu à l'origine pour obtenir un rayon
d'action de 800 kilomètres et une charge payante de 4.500 kilogrammes à une
vitesse de croisière de 650 kilomètres-heure à 9.000 mètres d'altitude. De plus,
l'avion devait être capable d'utiliser des pistes ne dépassant pas 1.300 mètres
de long. C'est ainsi que naquit le « Jetliner » de 25.000 kilogrammes
en charge.
Amélioré pendant près de deux ans, le « Jetliner »
peut aujourd'hui, avec les mêmes dimensions, être équipé de nouveaux réacteurs
et décoller au poids total de 32 tonnes.
La charge payante atteint maintenant 6.000 kilogrammes, et
la vitesse de croisière a été portée à 720 kilomètres-heure, le rayon d'action
pratique à 1.600 kilomètres, tandis que le rayon d'action théorique atteint
3.200 kilomètres. Détail important : le « Jetliner » peut
toujours utiliser des pistes de 1.500 à 1.600 mètres de longueur.
L'appareil canadien a été expérimenté sur des parcours à
grande circulation, sur des aéroports à trafic intense : Chicago, New-York,
Washington. La procédure d'approche, la maniabilité sont tout à fait normales.
La longueur de roulement, au départ et à l'atterrissage, est de l'ordre de
celles des types d'avions actuellement en service ; elle est même parfois
plus courte. La maniabilité au sol est analogue à celle des avions à moteurs à
pistons. L'effet de souffle sur la surface de l'aire de départ n'a pas
d'inconvénient pour le personnel, si le pilote prend les précautions
élémentaires de sécurité.
Son avenir.
— Voici donc, trop sommairement exposées, les raisons
qui permettent de croire en l'avenir brillant de l'avion commercial à réaction.
Certes, ce dernier ne sera guère indiqué pour les petites liaisons inférieures
à 1.000 ou 1.500 kilomètres, l'altitude de fonctionnement économique du turbo-réaoteur
se situant entre 9.000 et 10.000 mètres et la procédure d'approche de l'escale
commençant à 400 kilomètres de cette dernière. Le principal problème de
navigation étant toujours, pour le pilote, d'arriver à obtenir sa position dans
un temps de plus en plus réduit, il faudra obtenir une amélioration des divers
instruments de navigation utilisés.
Les constructeurs du monde entier orientent d'ailleurs
totalement leurs études vers l'avion commercial à réaction. La firme américaine
qui construit les fameux « Constellation » vient d'adresser à toutes
les compagnies aériennes une brochure dans laquelle elle leur expose les
avantages qu'elles trouveraient à lui demander, dès à présent, des exemplaires
d'un quadriréacteur pour quarante-huit passagers en première classe ou
soixante-quatre en deuxième classe, ces appareils étant livrables dans cinq
ans.
Notons que plusieurs compagnies européennes ont passé
commande de plusieurs « Comet » au constructeur anglais de Havilland.
La compagnie privée française U. A. T. en recevra deux en 1953.
Quelle sera la participation française à l'avenir de
l'aviation commerciale à réaction ? Il est très difficile de le prévoir.
Le S. 0. « Nene-Bretagne » à réaction poursuit des essais d'études. D'autre
part, comme nous l'avons signalé, les ingénieurs de la S. N. C. A. S. E. ont
dans leurs cartons un projet très séduisant, le S. E. « Champagne ».
Il est aussi question de réaliser une version du S. E. 2010
« Armagnac » avec quatre turbo-réacteurs. Ce ne sont que des projets !
Souhaitons qu'ils soient rapidement réalisés. L'aviation commerciale à réaction
sera celle qui régnera incontestablement dans dix ans.
Ce sera celle qui permettra à la masse d'utiliser couramment
les transports aériens, l'augmentation de la vitesse ayant toujours été en
aviation un facteur important de la diminution des tarifs de ce mode de
locomotion.
Maurice DESSAGNE.
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