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A travers le monde

Key West

Une barrière plus ou moins régulière de blocs calcaires et de récifs de corail contourne à faible distance de la terre la partie sud-orientale de la Floride. Baigné par les flots bleus et rarement agités du Gulf-Stream naissant, ce collier naturel amorce près de Miami un mouvement vers le large et finit à la hauteur de Key Largo par se lancer franchement dans le golfe du Mexique, où il décrit un immense croissant autour du cap Sable. Les îles Dry Tortugas, à 200 kilomètres dans l'ouest, sont les derniers vestiges de cette barrière. Parmi ces récifs, il y en a que la mer ne recouvre jamais ; on les reconnaît à leurs épaisses touffes de mangliers. Quelques-uns, appelés keys par les Américains, sont habitables et abritent de minces hameaux de pêcheurs, car les eaux chaudes du golfe regorgent de poissons, de tortues et d'éponges. Sur cette barrière, à 180 kilomètres de Key Largo, occupant un bloc de 6 kilomètres de long sur 2 de large, se trouve Key West, la ville la plus méridionale des États-Unis.

En 1513, Ponce de Léon, grand d'Espagne et compagnon des premiers voyages de Christophe Colomb, venait de découvrir la Floride et lui avait donné ce nom pour rappeler le coloris de sa richesse végétale. Longeant ensuite les récifs calcaires afin de chercher un passage pour ses caravelles, il le trouva à Key West, où des hommes furent envoyés en reconnaissance. Malgré la présence de traces d'anciennes habitations indiennes, ils trouvèrent alors l'île inhabitée. De plus, et ce fut alors une énigme, des squelettes humains blanchissaient un peu partout au soleil, comme si, à la suite de quelque fléau, toute la population avait été exterminée. Les Espagnols ne tardaient pas à se rendre compte de l'importance stratégique que l'îlot pouvait avoir un jour et le portaient sur leurs cartes sous le nom de Cayo Hueso, l'île aux ossements. Dans le courant du XIXe siècle, ces mots se corrompaient dans la bouche des marins anglo-saxons et devinrent Key West, puis, par une sorte de récurrence, le mot key fut appliqué à tous les îlots tant soit peu remarquables de la barrière, qui est connue aujourd'hui sous la dénomination américaine de Florida Keys.

Prenant contact avec les indigènes de la terre ferme, les successeurs de Ponce de Léon apprirent par la suite qu'avant l'arrivée des blancs les habitudes pillardes des insulaires avaient fait éclater entre diverses tribus indiennes une guerre d'extermination, qui s'était poursuivie tout le long de la barrière des Florida Keys pour finalement ne s'arrêter à Key West qu'après le nettoyage complet de l'île de tous ses habitants. On eut ainsi l'explication des trouvailles macabres faites par les marins de Ponce de Léon.

Au cours des siècles, Cayo Hueso connut des fortunes diverses. Servant tour à tour de forteresse espagnole et de repaire de pirates, elle fut acquise en 1822 par le gouvernement des États-Unis. Son histoire est celle que peut avoir une île avancée dans un carrefour pour navires à peu près éternellement en guerre. Il ne saurait être question ici d'en donner même un court abrégé. Disons seulement, pour maintenir l'atmosphère, qu'au début du XIXe siècle sa population toujours très maritime vivait pendant de longues décades pour ainsi dire exclusivement du sauvetage des nombreux navires en perdition sur la barrière des keys, et que les chroniqueurs de la ville affirment que « pour la plus grande part ce commerce était honnête et légitime » ... Il va sans dire que cette activité rapporta aux habitants de la ville des richesses considérables, mais elle diminua avec les progrès de la navigation et cessa complètement en 1852, l'année où, aux grands regrets des vaillants sauveteurs, le gouvernement fédéral fit installer des phares sur les Florida Keys. La ville fut dotée à l'époque d'une fabrique de cigares et attira par cette industrie une nombreuse main-d'œuvre cubaine. D'autre part, l'établissement de bases navales et d'une garnison contribuèrent à sa prospérité. Épargnée lors de la guerre de Sécession grâce à sa situation en mer, elle vit son importance s'accroître pendant la première guerre mondiale. L'attrait des nombreuses cachettes dans les récifs des keys valut à la ville, à l'époque de la prohibition, une ère remplie d'une activité policière à peu près inédite, même pour des conceptions américaines, car les rumrunners, bien au courant du moindre boyau navigable et bien décidés de profiter de la proximité de Cuba, mirent fortement à contribution toutes les ressources des services publics chargés de la répression de la contrebande. Les jeux de cache-cache et les poursuites d'alors, certes, ne devaient le céder en rien à ceux des temps les plus héroïques de la flibuste.

Il faut être Américain, sans doute, pour concevoir l'idée d'un pont maritime de 120 kilomètres de longueur destiné à relier Key West à la terre ferme. Ce pont existe pourtant depuis 1922. Partant de Key Largo, il enjambe les Florida Keys les uns après les autres et présente avec ses trente tronçons un aspect singulier et monumental, voire romantique. C'est le Overseas Highway, la grande route à travers la mer. Domaine de l'automobile et du chemin de fer, il est aussi l'eldorado d'un grand nombre de pêcheurs à la ligne, venus là à bicyclette ou en voiture pour sacrifier à leur sport favori. Il faut croire que la pêche dans les eaux du Gulf-Stream est fructueuse, car le pont n'est jamais dégarni de cette garde fidèle, sauf peut-être en temps de menace d'un de ces hurricanes dont Key West subit de temps à autre le redoutable passage.

La population de la ville est de 18.000 âmes environ. Les plus anciens et les plus nombreux sont les conchs, descendants de pionniers de la Virginie, de la Nouvelle-Angleterre et aussi de colons anglais des Antilles ; vient ensuite une forte proportion d'Espagnols et de Cubains, immigrés en partie au moment des troubles révolutionnaires à Cuba dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Les noirs forment un tiers environ de la population.

Sur trois de ses côtés, la ville est entourée d'eau profonde. Aussi la pêche, y compris celle de la tortue et de l'éponge, est-elle l'industrie nationale, qui fait vivre une grande partie de la population et très appréciée par les touristes amateurs d'émotions fortes. C'est un événement, en effet, pour ces derniers, d'avoir au bout de la ligne un thon ou même un requin. Malheureusement, une partie des établissements fédéraux, comme la base navale et l'aérodrome, occupent une bonne part des accès à la mer. De nombreuses avenues n'ont ainsi qu'une seule extrémité sur les quais. Mais Duval Street, l'artère principale de Key West, traverse l'Île du nord au sud, ou du « golfe » à 1'« Atlantique », comme ont l'habitude de le dire les gens de la ville.

De plein droit celle-ci se dit tropicale. Elle vit à l'ombre de ses jardins surchargés d'arbres et de buissons, où banyans, tamariniers, frangipaniers et palmiers indigènes ou exotiques alternent avec citronniers, avocatiers, manguiers, et goyaviers. Souvent importants, ces jardins brillent dans une parure de feuillages multicolores avec des arbustes de croton, des bougainvilliers pourpres et foncés, des hibiscus pâles et rouges et de nombreuses variétés d'oléandres. Ce kaléidoscope de couleurs est entremêlé de grimpeurs, bignonias aux teintes rouges et allamandes dorées. Partout des poincianas aux larges couronnes attirent le regard, et chaque jardin a ses poincettias chargées de blanc et de carmin.

Si, par endroits, les petites maisons en bois gris indiquent les quartiers nègres, les nombreux balcons marquent ailleurs la prédominance espagnole ou cubaine. L'absence de cheminées sur les toits s’explique par la douceur du climat. Quelques vieilles maisons possèdent encore des citernes, souvenirs des temps d'avant le Highway, où l'eau venait quelquefois à manquer. Ni tramway, ni autobus dans les rues, où l'auto et la bicyclette sont les principaux facteurs d'une circulation qui se réduit à quelques rares piétons sans hâte aux heures sacrées de la siesta.

Chacun de son côté, les trois éléments de la population sont restés conservateurs. Ce sont leurs vieilles coutumes qui donnent à la ville son cachet particulier. Nombreux sont ceux qui, malgré le Highway, n'ont jamais quitté le rock. Le soir, pêcheurs et charpentiers traînent sur les quais en fumant la pipe. Après le coucher du soleil, tout le monde est dans la rue ; c'est alors l'heure du shopping, des achats. C'est aussi celle de l'affluence dans les innombrables cafés, d'où, à travers les volets ouverts, les pick-up déversent dans toutes les rues des flots de musique sud-américaine. Du café, d'ailleurs, on en prend à toutes les heures du jour et de la nuit, jamais beaucoup à la fois, juste un buchito, une bouchée, avec des bollos, sorte de cakes épicés et préparés à la graisse bouillante. C'est là une habitude importée par les Cubains et adoptée par toutes les couches de la société. Plus récemment les cafés commencent à ressentir la concurrence des ice cream parlors aux glaces délicatement parfumées avec des extraits de fruits du pays, et où on trouve toujours une clientèle de conchs et de bruyants enfants nègres.

Duval Street devient chaque samedi soir la grande promenade publique de la ville. Revêtus de leurs plus beaux atours, hommes, femmes et enfants y font alors une promenade de va-et-vient, qui, avec des bavardages et des rires, et à moins d'une des courtes mais abondantes averses du pays, dure fort tard dans la nuit. Sous les arbres, des prédicateurs escortés d'un chœur de chanteurs et même d'une band de musiciens cherchent à gagner de nouvelles recrues pour leurs sectes et créent au milieu de ce décor végétal et de lumière électrique une atmosphère d'opéra très couleur locale.

Tous les restaurants appartiennent aux Cubains, qui ont réussi à faire apprécier leurs menus. La soupe et la tranche de tortue ainsi que les hachis de conque n'y manquent jamais. Par ailleurs, on a l'embarras du choix : bolichi roast, une viande garnie d'œufs durs, l'alcaporado, qui est un hachis aux olives, au raisin et autres assaisonnements, les potages aux haricots noirs et au garbanzo, avec des pommes de terre, du choux et une sauce appropriée, enfin, pour ceux qui veulent se délecter, l’arroz con pollo, du poulet au riz préparé au safran et autres pimientos. L’enchilada est du crabe de Floride richement servi au beurre fondu. Un grand choix de poissons a la minuta, à la minute, allonge les cartes où l'étranger ne sait se retrouver. Pour finir, toute la gamme des fruits de la Floride est servie sous forme de salade ou au naturel : noix de coco, ananas, soursop, papaya, mamey, orange, limon, pamplemousse, avocats, bananes et j'en passe. Les jus de nombre de ces fruits sont servis à tous les coins de rues comme désaltérants.

Dans Key West, immense jardin, les endroits sont rares où l'intérêt de l'étranger ne soit pas éveillé. La position du phare au milieu des palmiers en pleine ville a suscité mainte aquarelle, et parmi les vieilles maisons presque chacune a son histoire. Par ses souvenirs du passé et l'intense beauté de sa nature, ce coin de terre à peu près inconnu chez nous attire écrivains et artistes américains. Et nombreux sont ceux qui, ayant trouvé là le calme et l'inspiration, s'y installent pour de bon.

René R.-J. ROHR,

Capitaine au long cours.

Le Chasseur Français N°657 Novembre 1951 Page 701