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Les petits soldats de plomb

e petit soldat de plomb ou d'étain, à la silhouette plate ou en ronde bosse, est depuis des siècles, le jouet préféré des garçons. Depuis quelques années, il est devenu aussi un objet de collections, et des hommes graves : des médecins, des notaires, se penchent avec passion sur ces bibelots enluminés rangés avec soin dans des vitrines. Ils possèdent de véritables petites armées aux uniformes impeccables, aux coloris frais et pimpants, qui constituent à présent de véritables pièces de musée. Un luxueux bulletin illustré, fort bien rédigé, sert de trait d'union entre ces amateurs de figurines historiques et leur permet de se tenir au courant des nouveautés et d'éviter les erreurs, toujours fâcheuses, dans la reconstitution des tenues anciennes.

Ces petites statuettes, qui coûtent aujourd'hui un prix assez élevé, ont une histoire. Les fouilles, les dragages de la Seine ont mis au jour des archers et des mousquetaires du moyen âge ou du XVIe siècle, d'une facture un peu naïve, d'une technique très simple, puisqu'ils étaient sans doute coulés entre deux blocs d'ardoise, comme ces médailles de pèlerinage vendues à la porte des sanctuaires réputés.

Longtemps les potiers d'étain furent les principaux producteurs de ces joujoux ; les « bimbelotiers » vendaient aussi de petits ouvrages d'étain, des ménages, des personnages, ancêtres directs de ceux qui font actuellement la joie de tous, petits ou grands.

Les enfants royaux, les dauphins, avaient, eux, des cavaliers ou des canons d'argent ; c'était leur premier contact avec l'art de la guerre. Ces jeux, nettement éducatifs, furent également utilisés par la suite dans l'armée ; on se contenta souvent de soldats de bois, parfois montés sur des planchettes, pouvant se déplier et prenant ainsi aisément la forme d'une troupe en marche ou, au contraire, au port d'armes.

Dès le XVIIIe siècle, les Allemands commencèrent à fabriquer ces petites pièces d'étain, mais il ne faut pas oublier que des Français leur firent vite concurrence. Un érudit collectionneur a publié, il y a quelques années, la reproduction d'un très joli cavalier de 1815, sans doute œuvre d'un fabricant français. C'est un officier d'artillerie de la Garde royale de Louis XVIII, au rutilant uniforme : habit, collet et revers bleus, culotte à la hongroise bleue ornée d'une bande d'or, retroussis écarlate. Il est coiffé d'un volumineux colback à flammes rouges avec gland d'or, et le devant de la selle est en peau de panthère. On ne sait à quelle maison attribuer ce petit chef-d'oeuvre, mais nous savons que, vers 1820, les enfants pouvaient s'approvisionner dans plusieurs boutiques de Paris, ainsi que chez de petits industriels dont nous ignorons malheureusement les productions.

« Ce fut surtout, écrit Paul Martin, la grande maison E. Heinrichsen, de Nuremberg, laquelle, inspirée par les événements guerriers du premier Empire, fit graver, aux environs de 1830-1840, les troupes françaises et étrangères contemporaines et de l'ère napoléonienne ... On y remarque le soin qu'on commençait à apporter aux détails de l'uniforme et à l'allure générale du troupier représenté. Ces types sont tous exécutés dans la taille de 30 millimètres pour le fantassin et de 40 millimètres pour le cavalier. »

Longtemps, ces commerçants de Nuremberg inondèrent la France de leurs produits ; il y a encore quelques années, on pouvait trouver chez certains épiciers des boîtes ovales portant une inscription en langue allemande et bourrées de petits soldats d'étain très fins, aux couleurs vives, en tenues de la guerre de 1870.

Sous le second Empire, ces figurines étaient d'ailleurs très à la mode, ainsi que celles de carton ou de papier. Les images du temps nous montrent des petits garçons, habillés comme les personnages de la comtesse de Ségur, grimpés sur des poufs en peluche et alignant sur une table des régiments de plomb. Ferdinand Bac écrit en parlant de sa jeunesse (vers 1867) :

« Avec une silencieuse ivresse, je m'enfermais dans ma chambre et inlassablement, sur des boîtes de toute grandeur, je faisais manoeuvrer mes soldats de plomb. Ces soldats étaient un somptueux cadeau venu de Paris et dont j'ignorais le donateur. C'était la vieille Garde impériale, avec l'Empereur et son état-major. Napoléon, très ressemblant, était assis sur son cheval blanc et portait l'uniforme d'Iéna. Avec grand respect, je touchais cette petite statue équestre pour la poser sur les éminences afin que, proches des moulins à vent, il surveillât les phases du combat ! Certes cette passion était naturelle et conforme au goût des enfants de mon temps » — et nous pourrions ajouter aux enfants de toujours.

Après 1870, les premiers collectionneurs français commencèrent à rechercher ces figurines, une vente même eut lieu aux enchères publiques et défraya la chronique artistique du temps. Les « bimbelotiers » français, de leur côté, mirent en vente des soldats en ronde bosse, puis, de nos jours, se consacrèrent au soldat plat d'étain finement colorié. Celui-ci suit l'actualité, car le garçon est exigeant et au courant des nouveautés ; les vitrines des marchands nous permettent d'ailleurs de remarquer la variété des sujets.

Les amateurs d'âge mûr devinrent aussi de plus en plus nombreux ; ils se groupèrent en société et, dès 1932, organisèrent des expositions qui sont la joie des parents comme des enfants, ceux-ci pouvant y prendre d'utiles et agréables leçons d'histoire.

Au cours de ces manifestations, les pièces sont souvent réunies en dioramas aussi artistiques qu'évocateurs. Leurs constructeurs, avec une patience inouïe, ont su grouper en des scènes animées quelques figurines dans leur cadre.

Depuis quelques années, un musée du soldat de plomb existe à Compiègne, dans le vieil hôtel de ville, épargné fort heureusement par la guerre. Les collections exposées sont déjà nombreuses, il y manque malheureusement ces petits bonshommes du moyen âge ou du XVIIe qui, quoiqu'en plomb, évoquent leurs camarades en pains d'épice. Ces spécimens, sauvés de la main destructrice des bambins ou des ravages du temps, sont, à la vérité, fort rares. Toutefois, dans deux vitrines, on peut admirer des soldats de bois, un peu guindés peut-être, mais fort amusants. Ces statuettes, d'assez grande taille, étalent alors les jouets d'enfants de la fin du XVIIIe siècle ; on en voit des exemplaires reproduits sur les estampes de l'époque. Tout à côté, un ensemble particulièrement émouvant : quelques cavaliers montés sur roulettes qui ont amusé le petit prince impérial, fils de Napoléon III, au temps de son heureuse jeunesse.

Une petite salle montrera la fabrication du soldat d'étain, mais nous n'y verrons pas les moules d'autrefois, constitués par des blocs d'ardoise gravés dans lesquels on coulait la matière en fusion, et dont la figurine était ensuite ébarbée, et enfin peinte.

Dans une salle ornée de trophées militaires, les escadrons et bataillons sont là :

Vieux soldats de plomb que nous sommes
au cordeau nous alignant tous.

Ce sont en réalité des pièces modernes, mais admirablement réalisées et mises en ordre par un ancien capitaine de cavalerie qui connaît les règlements et les uniformes d'autrefois.

Des pages de notre glorieux passé sont là, encloses dans de petites vitrines. Voici le recruteur sur le Pont-Neuf, au XVIIIe siècle : un sous-officier sur un tréteau cherche à attirer des recrues ; toute la scène est minutieusement reproduite, on y voit même une de ces curieuses affiches ornées de naïves gravures sur bois représentant un cavalier ou un fantassin un peu gauche, mais bien habillé. Ces vieux papiers, devenus rares aujourd'hui, sont particulièrement amusants. D'autres dioramas nous montrent les exercices de hussards au temps de Napoléon 1er ou encore le retour des cendres de ce dernier. En quelques centimètres carrés, un adroit collectionneur a su, avec la plus grande habileté, retracer cette scène historique.

Mais le clou, si nous osons nous exprimer ainsi, de ce musée est sans conteste la reconstitution de la bataille de Waterloo. Près de 15.000 soldats, canons, arbres, monuments, font revivre à nos yeux le dernier combat de l'Empereur. Tout autour, emprisonnés derrière leurs glaces, les régiments d'autrefois montent la garde. Tous ces petits bonshommes d'étain, hauts comme une allumette, sont alignés comme à la parade, mais, sous leur raideur apparente, ils constituent pour tous, enfants ou parents, une des plus vivantes leçons d'histoire de France que nous connaissions.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°657 Novembre 1951 Page 703