Que n'a-t-on pas dit sur elle ! Que n'a-t-on pas écrit aussi
de juste, de faux, de bête et d'intelligent, sans que les divergences
s'aplanissent, et que la question ait avancé d'un pas ! La seule chose qui
reste à dire, c'est que, quoi qu'on pense et quoi qu'on fasse, elle n'avancera
jamais. Cela, d'ailleurs, n'a pas la moindre importance.
Du jour où le perfectionnement des armes permit de la tirer
au vol, elle est entrée dans la légende. On lui a fait une réputation d'oiseau
excessivement difficile : à croire que ceux qui l'ont établie voulait qu'elle
leur retombât sur la tête sous forme de considérations élogieuses. Le plus sûr
est qu'il en est résulté une scission très nette entre les chasseurs qui la
tirent toujours et ceux qui ne la tirent jamais. Le nombre de ces derniers écrase
celui des autres, et cette scission cause encore, à l'heure actuelle, à l'État,
le préjudice d'un nombre important de kilogrammes de poudre, dont la vente lui
passe sous le nez.
Dans notre vieux pays, où le respect ne possède que des
pratiquants clairsemés, elle en inspire un très caractérisé, très net, à une
immense catégorie de chasseurs qui la laissent s'éloigner avec une
circonspection peureuse, certains d'avance que la saluer d'une volée de plombs
fins ne pourrait aboutir qu'au sacrifice inutile d'une cartouche.
Ce souci d'économie, réel et sincère en bien des cas,
abrite, en quelques autres, une fausse modestie non dénuée de prudence. Humaine
faiblesse de tireurs honorables ne voulant pas s'exposer à ternir leur petit renom
de clocher.
Cette génuflexion involontaire devant la bécassine, cette
bouderie à son égard sont éminemment transmissibles de génération en génération,
au point qu'elles deviennent la plupart du temps instinctives. Et, raison
majeure du plus pur terre à terre, il faut bien l'avouer : elle ne vaut pas les
cartouches parce qu'il faut un certain nombre de ces oiseaux petits pour
constituer un plat convenable. Cette condition implique souvent une dépense de
munitions réfrigérante : preuve qu'entre la qualité d'une saveur et la solide médiocrité
d'une quantité la lutte n'est pas égale.
La bécassine est, au fond, un gibier de passionné, de
dilettante, de gastronome ou de snob. Les moyens fulgurants de son être nerveux
planent au-dessus des moyens distribués par le sort au commun des chasseurs ;
au-dessus de ses désirs aussi. Et c'est pourquoi, entraîné sans le vouloir par
un réflexe d'amour-propre piqué, ce commun des chasseurs ne s'y intéresse pas.
Dès qu'on les exprime, les réputations se gonflent sous
l'exagération des mots qui les dépeignent ou qui les qualifient.
Elles s'hypertrophient encore avec les années et semblent se
plaire en cet état.
Celle dont on a entouré le tir de la bécassine — au détriment
de sa chasse dont on ne parle, pour ainsi dire, jamais — s'est bien gardée d'y échapper.
Et pourtant, si l'on ne peut pas prétendre qu'elle est tout à fait usurpée, on
ne peut pas dire non plus qu'elle est aussi méritée qu'on le prétend. Mettons,
pour n'indisposer personne, qu'elle soit fardée, et nous approcherons de la vérité.
En réalité, le mécanisme proprement dit du tir de la bécassine
ne revêt pas lui-même de difficultés plus grandes qu'un autre. Les fameux
crochets, internationalement redoutés, qui lui servent de base ne représentent
pas d'infranchissables barrières comme on s'obstine à le croire ou, tout au
moins, à le proclamer.
Cette opinion n'a rien d'une opposition systématique à l'avis
général ; nous laissons l'esprit de contradiction à ceux qui la cultivent. Ce
n'est pas le tir lui-même qui est embarrassant, mais bien la nature farouche de
la bécassine, qui alimente avec tant de continuité les difficultés de ce tir.
Un fusil moyen, pas trop mou, a la possibilité de
l'atteindre en plein crochetage lorsqu'elle veut bien partir de près. Avec un
peu d'élan dans le tir et d'intuition tout de suite obéie, on vient facilement à
bout de la bécassine tant qu'elle reste un but suffisamment volumineux pour être
bien visible.
De loin, la loi protectrice édictée par la distance, surtout
lorsqu'il s'agit d'une pièce de taille réduite, joue en plein accord avec la
complicité des crochets, de l'allure rapide, des vols rasants et de la
visibilité, dont l'importance capitale détrôna les autres conditions
accessoires, que leur côté spectaculaire fait accéder à un rang qui ne leur est
pas dû.
Certes, en ces circonstances, la bécassine ne vole pas sa
renommée d'oiseau diabolique devant lequel les meilleurs s'inclinent certains
jours de temps gris, qu'elle ne tient pas, qu'elle file bas avec un luxe
d'esquives de haut style, pendant que sa confusion avec le terrain empêche de
la distinguer. Si les crochets font partie de la situation, ils n'en sont pas
les responsables. Ce ne sont pas tellement d'eux que les bécassiniers se
soucient, mais de l'humeur, presque toujours bourrée de méfiance, qu'ils
reprochent à l'oiseau de leur prédilection avec une inconscience partant du cœur.
Les hommes sont ainsi faits. Nous comme les autres !
La bécassine est franche. Elle n'aime pas leur société : marque
d'un jugement supérieur, et elle le dit. Elle le crie même, en les fuyant, manière
comme une autre de leur signifier qu'un rapprochement des distances ne lui dit
rien qui vaille.
Toute la question est là. Si la façon de l'envisager est présentée
différemment, elle aboutit au même résultat, c'est-à-dire à effrayer le plus
grand nombre. Néanmoins, dans cette question de la bécassine, tellement
complexe, les oppositions ont l'air de se prélasser comme ailleurs.
A première vue, il semble, en effet, fort curieux que l'armée
des chasseurs, qui, par principe, s'avoue vaincue devant la bécassine, est, en
général, habituée à chasser le lapin, dont te tir passe pour être plus
difficile encore que celui de la bécassine. Cela serait assez peu concevable si
la comparaison de ces deux tirs était valable sur tous tes points, mais elle
est assez loin de l'être. Cela s'explique justement par le fait que leur
similitude n'est pas réelle, puisqu'elle ne se manifeste pas dans les mêmes
circonstances.
Le tir de la bécassine a lieu, en moyenne, assez loin en
terrain découvert ; celui du lapin généralement assez près, et sur un sol plus
ou moins obstrué.
L'unique semblant de rapport qui puisse les rapprocher ne se
rencontre que dans la promptitude de l'épaulement et du tir immédiat.
L'assimilation du tir lointain à découvert au tir de près,
sur un but plus ou moins marqué, est impossible.
L'absence d'obstacles et le terrain plat facilitent
grandement le tir du lapin. Il n'avantage pas celui de la bécassine, puisque
rien n'y ralentit son vol, dont la distance amenuise rapidement la silhouette
et réduit le pouvoir de l'oeil qui cherche à la livrer au fusil. Quant à l'irrégularité
de ce vol, il s'y trouve dans les meilleures conditions que son déploiement
puisse rêver.
En revanche, la présence de quelques arbres disséminés et
d'assez hauts buissons, comme certaines landes mouillées en recèlent, modifie
la nature de son coup d'aile et sert de soutien utile à la visée.
Au bois, car en certaines régions il existe des bois à bécassines,
son tir devient d'une particularité impossible à décrire tant il varie selon le
point de son départ. Tantôt il est facile, tantôt furieusement diabolique, au
point que le lapin le plus intirable devient le plus aisé des objectifs à côté d'elle.
Mais il s'agit là d'un cas assez exceptionnel, qui n'ouvre pas la porte à une
comparaison des deux tirs.
Les obstacles épais qui masquent partiellement ou escamotent
le lapin et, d'autre part, le peu d'espace que ces obstacles laissent entre
eux, et au saut desquels on a des chances de le toucher quand on sait s'y
prendre, font du tir du lapin une spécialité qui mérite bien son nom, et à laquelle
les plus talentueux bécassiniers ne sont pas assurés d'atteindre.
Aussi bon tireur soit-on, il existe toujours une démarcation
persistante entre le penchant secret pour la plume ou pour le poil qu'on réchauffe
en soi-même, parfois inconsciemment.
Raymond DUEZ.
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