Accueil  > Années 1951  > N°658 Décembre 1951  > Page 758 Tous droits réservés

Histoires naturelles

Les crabes "sacculinés"

Les crustacés nous ont permis de raconter l'histoire des bêtes toutes en pattes et celle des crabes qui se déguisent ( 1 ). Mais cette histoire, que leur histoire naturelle nous permet de raconter aujourd'hui, est encore plus extraordinaire.

C'est celle de l'hôte bien encombrant des crabes, lui-même crustacé : la sacculine.

Quiconque a péché des crabes en a vu dont l'abdomen porte une grosse tumeur. De quoi s'agit-il ?... Ne cherchez pas, ni avec une loupe, ni avec un scalpel : vous ne comprendriez pas. Les naturalistes ont mis des siècles pour comprendre, jusqu'à ce que le Français Yves Delage éclaircisse tout.

Certains crustacés ont une forme de coquillage, si bien qu'on les a pris longtemps pour des mollusques et que Cuvier, avec tous les zoologistes de son temps, les classait parmi eux. Le type en est ces « balanes » ou « glands de mer » qui vivent sur les rochers battus par les flots et les tapissent parfois complètement, pour le plus grand dam des pieds nus : ce sont de petites coquilles à pans coupés, semblables à quelque ancien fortin, comparables aussi à un cratère. Hors de l'eau, le cratère se ferme par un clapet, et s'ouvre au retour du flot pour laisser passer un fin panache animé d'un mouvement de va-et-vient : ce sont les « pattes », plus que singulières, qui balaient l’eau pour tenter de saisir des animalcules dans leurs filaments ciliés;

Les balanes ont été, dans leur jeune âge, des larves nageuses, nullement aveugles puisqu'elles avaient trois yeux. Puis elles se sont fixées, la tête en bas, sur un rocher — ou sur un hôte vivant ; alors elles ont sécrété une coquille ; elles ont perdu leurs yeux et n'ont plus eu d'autre ressource que de tout attendre, dans leur immobilité, de ce que peut leur apporter l'eau de mer dont leurs pattes entretiennent un incessant courant : de l'oxygène et de la nourriture.

A cause de ces pattes en panache, Lamarck a baptisé cet ordre l'ordre des Cirripèdes, des « pieds en boucles de cheveux ».

Ce n'est que voici juste un siècle que des naturalistes anglais, en étudiant l'état larvaire de ces animaux, démontrèrent qu'il s'agissait là de crustacés.

Mais la sacculine qui nous occupe n'a pas, elle, de pieds frisés ; elle ne ressemble à rien, informe. Si on peut la classer parmi les cirripèdes, c'est à cause de son existence larvaire qui est, typiquement, celle de ces animaux. Sa larve nageuse, se fixe non sur un rocher ou une coquille de mollusque comme les balanes, non sur la peau des baleines ou l'écaille des tortues comme les coronules, mais sur la carapace d'un crabe. Toujours d'un jeune crabe bien tendre, de préférence à un point où la carapace n'est pas trop épaisse.

Elle ne se fixe pas au moyen de ventouses comme ses cousines, mais par une pince qui saisit un poil du crabe et se verrouille littéralement à sa racine. Alors elle rejette ses pattes, inutiles désormais, comme certains avions se débarrassent de leur train d'atterrissage. Par contre, un nouvel organe leur vient, un des organes les plus extraordinaires de toute la nature, une véritable seringue à injection par lequel le parasite s'injectera lui-même dans son hôte.

Oui, il injectera par le canal de ce dard sa tête d'abord, puis toute sa substance dans le corps même du crabe.

Pour s'inoculer ainsi, le corps s'est désorganisé, liquéfié. De l'autre côté, dans le crabe, il se réorganisera, mais tout autrement. Il n'a plus de besoins, nourri sur place, bien protégé. Aussi atteint-il le comble de la dégénérescence : il n'a plus de mâchoires, plus d'estomac, plus de branchies. Il tire de son hôte sa nourriture et son oxygène.

Il n'a même plus de tête : sa tête s'est prolongée en racines profondes qui envahissent la substance du crabe comme un cancer. (C'est bien au tour du crabe d'avoir un cancer, lui qui a donné son nom latin à ce fléau de l'humanité !) D'où le terme de « rhizocéphale », « tête en racines », qui baptise le sous ordre des cirripèdes dont la sacculine est le type.

Sacculine, petit sac. Il n'est plus que cela. Qui pourrait reconnaître en lui un crustacé ? Et même comment reconnaître un animal ? C'est, vu de l'extérieur, un petit sac mou, jaunâtre ou grisâtre, selon que les œufs qu'elle contient sont mûrs ou ne le sont pas, parfois gros à peine comme une lentille, souvent de la taille d'un pois, mais qui peut dépasser largement l'abdomen du crabe, atteignant même un tiers du volume de l'hôte.

Si l'on ouvre le crabe, on ne voit qu'une masse filamenteuse se répandant partout en un réseau très compliqué, s'insinuant entre les organes, dans les organes, dans les yeux, ne respectant que les branchies et le cœur, afin de respecter la vie de l'hôte. Ainsi le pauvre crabe est-il littéralement sucé dans sa substance même, ne mangeant, ne digérant que pour faire prospérer son écornifleur.

Totalement dégénérée, la sacculine représente le type parfait du parasite : à quoi lui servirait d'avoir des organes, puisque le crabe lui donne tout ? A quoi bon chasser ? A quoi bon manger ? digérer ? posséder un cœur ? Tout au plus le cirripède a-t-il en propre un petit ganglion nerveux.

Mais si un parasite n'a plus besoin d'assurer lui-même les fonctions vitales d'un être, il doit toujours assumer la fonction vitale de l'espèce : la reproduction. Pondre des œufs de sacculine, cela le crabe ne peut pas le faire ! Et l'espèce ne veut pas disparaître ; elle exige que soient pondus des œufs qui donneront des larves nageuses qui se fixeront sur d'autres crabes et les suceront tout vivants.

Ainsi en est-il des parasites les plus dégénérés : ils finissent par n'être plus que des glandes sexuelles. Les mâles, qui, dans certaines rares espèces, parasitent leurs femelles, ne sont plus que des testicules : ainsi chez les « Cérathias », poissons hideux des grandes profondeurs, les mâles ne sont plus que de simples appendices de leurs femelles ; ainsi chez les bonellies, vers marins d'un beau vert des côtes méditerranéennes, les mâles, que l'on a longtemps cherchés vainement jusqu'à ce qu'on les découvre, animalcules vivant dans les conduits sexuels de la femelle, sont de simples glandes masculines mouvantes qui fécondent les œufs sur place.

Quant aux crabes « sacculinés », que deviennent-ils ? Alors que leur hôte pond quantité d'oeufs, ils sont eux-mêmes victimes de graves troubles sexuels. Les femelles perdent tout pouvoir reproducteur, acquièrent des caractères extérieurs du mâle ; quant aux mâles, leurs glandes sexuelles se développent peu ou entrent en régression.

Oui, vraiment, une bien singulière histoire.

Pierre DE LATIL.

(1) Voir Le Chasseur Français d'octobre et novembre 1951.

Le Chasseur Français N°658 Décembre 1951 Page 758