Je naviguais à l'époque à bord d'un vieux tramp de 4.000
tonnes, qui faisait, par beau temps, avec une consommation journalière de 30
tonnes de charbon, ses 200 milles de midi à midi. Venant des archipels de Malaisie
et ayant encouru des fortunes diverses, nous devions rejoindre le golfe du
Mexique avec un chargement en transit aussi varié que malodorant. Et Dieu sait
s'il faisait beau ! Depuis des semaines, nous longions l’équateur à
travers le vide toujours identique à lui-même des immensités de l'océan
Pacifique, et nous arrivions à peine, par d'innombrables parties d'échecs, à
tromper la pesante monotonie de l'interminable traversée.
Alors, subitement, à 2.000 milles du canal de Panama, la
pression de nos chaudières se mit à fléchir, et la vitesse du navire tomba à
moins de 4 nœuds. C'est qu'on brûlait maintenant une réserve de charbon naguère
embarquée à Macassar, qui développait des quantités énormes de fumée et dont
les gros pâtés d'escarbilles nécessitaient un décrassage continuel des foyers.
Nous étions atterrés. Avec ce charbon, nous ne pouvions
atteindre ni Balbao, ni aucun autre port de charbonnage ! Sur notre route,
un peu au sud, il y avait les Galapagos. Aucun d'entre nous ne les connaissait,
car jamais les vapeurs n'y font escale. La carte indique un mouillage à Wreck-Bay,
dans l'île de Chatham, où un feu, d'ailleurs jamais allumé, doit faciliter
l'amerrissage. Après la consultation rituelle des principaux de l'équipage, le
capitaine décida d'y relâcher. Mais, pour atteindre l'endroit, il nous fallait
prélever dans le chargement d'importantes quantités de coprah et de graisse de poisson
qui furent mélangées au charbon pour augmenter nos possibilités. Il s'agit là
d'un procédé que le droit maritime prévoit et réglemente sous la vieille
dénomination de « jet à la mer ». Nous demandions enfin, par radio, l'envoi à
un moment donné à Chatham d'une pontée de 200 tonnes d'un bon charbon sur un
navire relevant de Balbao pour l'ouest.
Et alors nous mîmes le cap sur les Galapagos, les Islas Encantadas
des explorateurs espagnols.
Enchantées, en effet, elles l'ont été depuis leur découverte
en 1535 par Fray Tomas de Berlanga, le troisième évêque de Panama, qui avait
quitté sa résidence pour se rendre par mer au Pérou. Mais, pris dans la zone
des calmes, qui s'étend depuis toujours à l'ouest de Panama, ses galions furent
emportés au hasard des courants très irréguliers de ces parages. L'eau venait à
manquer. Les équipages, assoiffés, allaient se révolter, lorsqu'un jour, à
l'aube, ils se virent en présence de terres nouvelles d'un aspect repoussant, couleur
de cendre noire et couvertes des cratères d'un grand nombre de Volcans éteints.
En vain on essaya de trouver de l'eau. Réduit au désespoir, on en arriva à mastiquer
la chair des nombreuses cactées. Il advint alors, pour le salut de tous, qu'un
matelot s'intéressait à des espèces de profonds sillons creusés dans la lave
rocheuse. Ils provenaient du passage toujours aux mêmes endroits, pratiqué sans
doute depuis la nuit des temps, de générations entières de tortues géantes dont
les îles étaient peuplées. C'est en suivant ces sillons que les Espagnols
trouvèrent des points d'eau. Le nom de Galapagos, mot espagnol signifiant « tortues »,
fut alors donné à ces nouvelles terres. Par la suite, d'autres navires firent
des odyssées analogues. Enchantées, les îles semblaient les attirer dès qu'ils
se trouvaient pris dans les calmes.
Au fond de Wreck-Bay, la terre rouge des endroits dénudés
contrastait vivement avec le vert jaunâtre de l'épaisse broussaille que
dominaient de rares arbres à peine feuillus. Près d'un wharf en décomposition
s'amorçait un mauvais chemin qui se perdait dans les hauteurs, où une
végétation plus sombre donnait une illusion de fraîcheur et d'humidité. Un mât
métallique, maintenu par des étais, portait une lanterne accessible au moyen
d'une échelle mangée par la rouille. C'était le seul phare de cet archipel
désolé. Nos coups de sirène n'eurent d'autre réponse que leur propre écho. Une
équipe déléguée à terre ne rencontra personne ;
derrière la plage, deux bungalows plutôt délabrés étaient
fermés à clé. Au coucher du soleil, le phare resta obscur, comme pour confirmer
la mention « unreliable » portée par la carte. Tard dans la nuit, un message de
Balbao nous apprit que notre charbon ne parviendrait qu'au bout de sept
jours...
A l'aube du lendemain, nous vîmes, dans les lacets du chemin
de la pente, deux hommes se rapprocher à dos de mulet. Ils avaient vu notre
cargo à l'ancre et n'étaient pas autrement étonnés de nous trouver rassemblés
sur la plage. Saupoudrés de la fine poussière rouge de l'île, ne parlant que
l'espagnol, ils nous disaient être, l'un soldat équatorien, l'autre « péon ».
C'est le nom que portent, en Amérique du Sud, les travailleurs de race
indienne.
Nous apprîmes par eux que l'un des bungalows servait
occasionnellement de logement au gouverneur, qui résidait à Progresso, la
capitale du groupe, située à une quinzaine de kilomètres dans les hautes
terres. L'endroit, composé de sept haziendas, abritait une centaine de
personnes, soldats et péons surtout, qui travaillaient dans les plantations de
café et de canne à sucre des environs; nous trouverions là-haut, parmi d'autres
fruits, des oranges, des citrons, des bananes, des ananas et des « avocados ».
Pendant de longues années, Chatham avait servi de bagne équatorien, et le
mauvais chemin en face de nous était l'oeuvre des forçats. D'autres habitants,
au nombre de 300 environ, vivaient par très petits groupes dans les endroits
les plus divers des îles.
Fort de ces nouvelles, notre capitaine enfourcha un mulet
et, accompagné du péon, se mit aussitôt en route pour prendre contact avec le
gouverneur.
Curieuses terres .que les Galapagos ! On a pu en dire
que leur évolution s'est arrêtée au stade de l'ère tertiaire. Situées en plein
dans les calmes équatoriaux, à 500 milles du continent, occupant une superficie
totale comparable à celle de la Corse, elles se composent essentiellement d'une
douzaine d'îles d'une certaine importance, qui sont criblées de plus de 2.000
volcans d'une altitude moyenne de 1.000 mètres et dont quelques-uns, surtout à Albemarle,
seraient encore en activité. A l'exception de Chatham, de loin la moins
sauvage, l'intérieur des îles n'a guère été visité. Du reste, les meilleures
semelles ne résistent pas à 10 kilomètres de marche dans les laves durcies d'Albemarle
ou de Narborough. Herman Melville a comparé les Galapagos à des tas de cendre.
La réalité est pire. Les espaces entre les cratères n'y sont que d'immenses
dépotoirs de blocs volcaniques obligeant à grimper à quatre pattes et arrêtant
toute tentative de pénétration à cause des déchirures infligées aux mains et
aux jambes par le contact tranchant des arêtes de la lave. Quelques rares
endroits, favorisés par la présence d'eau, ont toutefois pu donner lieu à des
essais de colonisation individuelle. Quant à Progresso, cet établissement
occupe un emplacement tout à fait exceptionnel, mais de trop faible étendue.
Le capitaine revint le soir en compagnie du gouverneur et suivi
d'une caravane de mulets chargés de produits du pays. Notre séjour allait en
effet permettre aux colons l'exportation des produits en hangar, sans attendre
la visite annuelle, toujours incertaine, du navire gouvernemental de Guayaquil.
Cédant au désir du gouverneur, le capitaine me demanda d'armer la chaloupe pour
aller informer de l'aubaine les planteurs très isolés des îles de Santa-Cruz,
d'Albemarle et de Floréana. Ils devaient également amener du fret en se servant
des cotres de pêche dont ils disposaient. A toutes fins utiles, on me fit
emmener un canot vide. Mon départ eut lieu la nuit même ; outre deux jeunes
matelots, j'avais avec moi des péons, dont l'expérience des lieux devait m'être
d'un secours très réel.
C'est à la randonnée solitaire des trois jours suivants que
je dois l'essentiel des riches souvenirs que m'ont laissés les Galapagos, mais
dont le récit dépasserait de loin le cadre de la présente causerie.
L'accueil qu'on nous fit dans les trois établissements très
primitifs où nous abordâmes était significatif de la rareté des visites qu'on y
voyait. Nos hôtes étaient des colons norvégiens, venus ici depuis peu d'années
au service d'une compagnie de pêche que le désaccord de ses actionnaires avait
ruinée. Villamiel, dans Albemarle, comptait 32 habitants, surtout des péons. A Academy
Bay, dans Santa-Cruz, une dizaine de Norvégiens, dont des femmes, et à Post
Office Bay, dans Floréana, trois familles arrivaient a vivre tant bien que mal.
Au cours de notre navigation sur les côtes d'Albemarle, il
nous arrivait de longer des paysages noirs et dénudés, au caractère si sinistre
qu'ils auraient pu inspirer certaines illustrations de Doré dans l'enfer de
Dante. Pour en souligner encore la bizarrerie, des centaines de lézards de mer,
sorte de survivance des reptiles préhistoriques, se tenaient sur les têtes de
roche et nous regardaient passer. Cette bête anachronique à peau noire, l’Amblyrhynchus
cristatus Bell., de 2 mètres de long, à l'épine dorsale garnie de crêtes
épineuses de la tête à la queue et à l'allure de saurien, se nourrit
exclusivement de varechs, qu'elle trouve en abondance dans les eaux extrêmement
riches de ces parages. De terrienne, l'espèce s'est faite amphibie. Les
Norvégiens nous dirent que, malgré ses longs doigts aux griffes redoutables,
son approche est dépourvue de danger. La bête n'essaye jamais de mordre ou
d'attaquer qui que ce soit. On nous dit aussi qu'il existait à l'intérieur une
sorte d'iguane aux vives couleurs et à l'air plus redoutable encore, qui, en
dépit de sa taille plus petite, pouvait devenir dangereuse. Il s'agit du Conolaphus
subcristatus, autre bête caractéristique de ces îles. Les tortues géantes,
auxquelles ces terres doivent leur nom, sont devenues rares. En se nourrissant
des jeunes bêtes, des chiens, naguère introduits dans les îles et redevenus
sauvages, menacent l'existence de ce que les baleiniers du XIXe
siècle et plus tard les chasseurs d'huile n'ont pas exterminé.
A l'approche de Floréana par mer calme, le soleil étant au
zénith, une paire de nageoires dorsales de requins m'intriguait par leur teinte
blanc sale. En outre, leurs propriétaires semblaient naviguer avec un ensemble
parfait en ligne de front. Pour les déranger, je m'apprêtais à passer en leur
milieu, Quand le cri rauque du péon assis à la barre du canot
fit sursauter son camarade assoupi à mes côtés dans la
chaloupe. Avec un juron de surprise, celui-ci m'arracha la barre, qu'il mit
toute pour nous écarter, puis, le regard fixé sur le danger, me dit à voix
basse : « Cuidado, esta una manta, signor ! » C'en était une, en
effet, à faire peur : ce que j'avais pris pour les nageoires dorsales de
deux requins nageant de conservé à 8 mètres l'un de l'autre, c'étaient les deux
extrémités émergées des formidables nageoires pectorales de l'immense raie.
Sans mouvement apparent, le monstre, qui devait avoir somnolé, venait un
instant en surface pour s'enfoncer ensuite avec une lenteur peu rassurante.
Très foncé, avec un ton bleu, il portait de part et d'autre de la tête, à la
naissance des nageoires pectorales, deux larges bandes presque blanches,
placées comme des attentes. Deux prolongements en avant de la tête
ressemblaient à d'épaisses cornes mobiles à bouts arrondis. C'était un
céphaloptère géant, bête puissante et dangereuse, que les marins appellent «
diable de mer ». En fait, nous l'avions échappé belle. On peut naviguer pendant
des années sans en voir jamais une seule. Néanmoins, le péon, alors très
excité, me fit remarquer autour de nous une demi-douzaine d'autres paires de
nageoires émergeant plus ou moins près, auxquelles maintenant je m'appliquais à
donner du tour...
De nombreuses surprises nous attendaient à terre. Telle fut
celle de ce matelot poursuivi à coups de bonds par une sorte de murène sortie
de l'eau qu'il avait maladroitement essayé de tuer. Telle fut encore la
présence d'hirondelles rouges, de cormorans au bec informe et aux ailes
atrophiées, ou l'absence totale de peur manifestée par les oiseaux à l'approche
de l'homme, au point que des aigles de taille à l'aspect redoutable, mais au
regard stupide, se laissaient toucher sans se déplacer sur les roches de lave,
où ils se tenaient posés. Je dois mentionner aussi l'incroyable bizarrerie des
insectes et des animaux de plage et l'existence, aux dires de nos hôtes, de
pingouins et de lions de mer.
L'isolement millénaire des Galapagos, leurs paysages
lunaires et leur emplacement dans les calmes équatoriaux y ont fait évoluer la
flore et la faune dans les directions les plus imprévues. Mais ce qui est plus
remarquable encore, c'est que cet aspect biologique varie d'une île à l'autre.
Il conviendrait, et ce serait certainement intéressant, de s'y arrêter. Ce
sera, Je l'espère, le sujet d'une autre causerie.
René R.-J. ROHR,
Capitaine au long cours.
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