Accueil  > Années 1952  > N°659 Janvier 1952  > Page 6 Tous droits réservés

Le tir de chasse devant les chiens

La bécassine

Si le tir de la bécassine (1) fait tomber sur lui une pluie d'opinions divisées, volontiers doctrinales, ces opinions sont toutes, ou presque toutes, subjectives jusqu'au bout des ongles, si nous osons nous exprimer ainsi.

Elles émanent de spécialistes ayant voix au chapitre et possédant chacun un tempérament de bécassinier, lequel, s'il leur permet de réussir dans des proportions à peu près égales, leur défend d'arriver aux mêmes résultats en recourant aux moyens employés par les autres.

Les débutants, lorsqu'ils sont, par hasard, assoiffés de conseils et qu'ils en recherchent les sources principales pour se désaltérer, les débutants, disions-nous, ont la tête cassée par toutes les recommandations plus ou moins méthodiques dont ils sont abreuvés et qui sont loin d'être « omnibus ». Elles peuvent se montrer effectives quand elles s'accordent avec la nature de ceux qui les absorbent et mauvaises dans le cas contraire.

Alors, quoi faire ? Comment s'orienter dans son noviciat de bécassinier avant de prononcer ses vœux ?

Savoir, avant toutes choses, si l'on possède l'étoffe d'un tireur ou d'un chasseur de bécassines ? Quoique les détonations du fusil de l'un ou de l'autre n'en soient ni plus fortes ni plus faibles, la différence est sensible.

Il faut se décider tout de go, sans caresser l'espoir que les choses prendront du tassement et que le temps remédiera à l'infériorité de faire oeuvre de chasse dans l'ignorance de ce qu'elle est. La chasse, nous le répéterons sans lassitude, prime le tir en tant que tir et s'en fait un serviteur de docilité et de dons variables. Si le tir n'est pas à la hauteur de la chasse, il saura la rejoindre à force de pratique, si l'homme qui tient le fusil a tant soit peu de classe généralisée dans son tempérament. La flamme que dégage un profond amour de la chasse réchauffe tout ce qui l'entoure, mais ne tue pas les trois quarts des considérations extérieures, comme une passion exclusive pour le tir s'en charge. Pour cette dernière, un but est un but ! Tant mieux s'il est représenté par un gibier de qualité ; cependant, si ce but est tout autre chose, elle n'en faiblit pas pour si peu.

On ne devient pas chasseur comme on devient tireur. On naît avec le sens de la chasse : on ne l'acquiert jamais ! Ce sens qui vous cause tant de joie sur la terre, et tant de peine lorsque la ville l'étouffe dans ses rues et l'écrase sous le factice de ses frivolités ; ce sens mystérieux de la chasse, si cher à Jean Castaing, vous tombe, dès qu'on vient au monde, d'un coin caché du Paradis, où les plus grands, parmi les fils de Diane, éternisent leur félicité à miraculeusement giboyer.

Lorsqu'on le possède, ce sens quasi divin, ou bien qu'il vous possède, il ne veut pas qu'on touche à sa belle et souffre de la voir profaner. On adore la chasse, on lui manque, en ne faisant que l'aimer ! Les choses les plus graves de la vie ne font que tourner autour d'elle comme une question de sentiment dans une affaire d'argent : autrement on n'est pas chasseur ! Et, lorsqu'elle vous tient à ce point, qui est le vrai, on la pratique dans le culte de sa pureté.

C'est pourquoi, chasser la bécassine ou simplement la tirer sont deux actions dont l'une se déguise avec l'habit de l'autre sans lui en demander la permission — exactement comme le plagiat en use avec la création. Elles se saluent poliment à la rencontre, puisqu'elles opèrent sur le même terrain, tout en ne l'honorant pas de la même façon.

La première est une marche à la conquête du tableau, sanctifiée jusqu'à l'art par toute la beauté de la chasse rigoureuse. La seconde est une course à ce même tableau, sans autres considérations.

Aussi loin des réalités soit-on, ce tableau n'en est pas moins le résultat auquel veut aboutir la chasse, en passant par tous les plaisirs et par toutes les vicissitudes qui vous y conduisent.

Chaque chasseur s'y emploie avec une arrière-pensée de son cru. Laquelle ? Pour l'agrément de le réaliser, ou pour celui d'éblouir la galerie en lui racontant ses exploits !

Ce sont ces particularités qui creusent le fossé, déjà profond, séparant les vrais bécassiniers des autres. Et cela prouve, une fois de plus, que la chasse et le tir font deux.

Il est bien rare, lorsqu'on vous entretient de la chasse à la bécassine, qu'on vous parle de ses finesses et du savoir doublé d'expérience qu'elle réclame impérieusement ; mais on ne manque jamais d'agiter la question concernant sa recherche à bon vent, et celle à mauvais vent.

Crions-le bien haut : cette dernière est une hérésie, en principe, lorsqu'il s'agit de chasse devant soi ! Elle devient une inadmissible pratique quand elle s'applique au chien d'arrêt, auquel la chasse de la bécassine est redevable d'être une chasse, et non pas une séance de tir où l'on ne pense qu'à s'avantager. Sans chien, elle se réduit à une promenade énervante, et morne à la fois, pendant laquelle on demeure continuellement sur le qui-vive, dans une position de quête sans relâchement qui tourne à la crispation.

La chasse au chien d'arrêt ne se conçoit pas autrement que dans une marche à contrevent conditionnant le travail du chien. Celle de la bécassine encore plus que les autres !

L'occasion est inespérée de se pouvoir mesurer avec le gibier le plus capricieux, le plus impromptu, confiant sa défense à une énergie de vol unique, déconcertante par sa rapide adresse ; et l'on voudrait transformer cette occasion de lutte, dont le résultat indécis est le plus admirable stimulant, en une quasi-certitude de réussite sans imprévu ni gloire ! ...

Peut-on trouver plus triste aveu d'impuissance ou de paresse à étaler publiquement ?

Cependant, sans en avoir l'air, cet aveu met tout le monde d'accord, parce que celui qui la recherche systématiquement à mauvais vent, afin de la faire tourner pour reprendre le vent debout et la tirer en travers, n'est ni un chasseur, ni un tireur de bécassines dans la propre acception du terme.

Par le travers, elle ne garde plus rien de sa personnalité fulgurante. Son vol rejoint celui d'un « tournepierre », ou de n'importe quel échassier de rivage atteignant son volume et passant également en travers. Elle n'est plus qu'un objectif très vite et filant droit sans qu'il soit question de crochets. Objectif pas très commode, si l'on veut ; mais qui n'en est pas moins parfaitement à la main de n'importe quel tireur sachant prendre son avance sans l'économiser.

Il ne s'agit pas, bien entendu, de pousser la rigueur jusqu'à refuser le tir de la bécassine en travers lorsque les circonstances vous l'offrent sans qu'on les en prie. Lorsqu'on a chassé dans le vent, jusqu'à la limite de son terrain ou du temps dont on dispose, on est bien obligé de prendre la direction opposée et d'avoir le vent dans le dos.

Ce que l'on peut passer à un amateur du coup de fusil venu au marais uniquement pour tirer, et pour tuer sans souci de la manière de tuer, n'a pas d'excuse pour un chasseur de bécassines.

Celui qui triche, quoi qu'on en dise et quoi qu'on en pense, n'est pas bécassinier dans l'âme.

La chasse n'est-elle donc qu'un exercice de tir, ou sert-elle simplement de matière préliminaire à certaines délices de la table, autrement appréciables cependant quand elles sont méritées ?

Cette question n'obtient, le plus souvent, pour réponse qu'un silence obstiné. Un silence qui cherche à enterrer une sorte de honte légère ; un silence conscient de cette vérité cruelle que le tir de la bécassine, dégradé par un tortueux expédient qui diminue sa défense habituelle, n'a rien de reluisant !

La preuve en est que, de mémoire de chasseurs, on n'a jamais entendu un pratiquant de l'oiseau au cri singulier annoncer, avec la modestie condescendante des triomphateurs : « Avant-hier, j'ai tué quinze bécassines en travers ! ... »

Ce n'est pas sans raisons qu'une vague de pudeur excessive recouvre les deux derniers mots de cette proclamation jusqu'à les effacer ! ...

Raymond DUEZ.

(1) Voir Le Chasseur Français de décembre 1951.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 6