Si le tir de la bécassine (1) fait tomber sur lui une pluie
d'opinions divisées, volontiers doctrinales, ces opinions sont toutes, ou
presque toutes, subjectives jusqu'au bout des ongles, si nous osons nous
exprimer ainsi.
Elles émanent de spécialistes ayant voix au chapitre et
possédant chacun un tempérament de bécassinier, lequel, s'il leur permet de
réussir dans des proportions à peu près égales, leur défend d'arriver aux mêmes
résultats en recourant aux moyens employés par les autres.
Les débutants, lorsqu'ils sont, par hasard, assoiffés de
conseils et qu'ils en recherchent les sources principales pour se désaltérer,
les débutants, disions-nous, ont la tête cassée par toutes les recommandations
plus ou moins méthodiques dont ils sont abreuvés et qui sont loin d'être « omnibus ».
Elles peuvent se montrer effectives quand elles s'accordent avec la nature de
ceux qui les absorbent et mauvaises dans le cas contraire.
Alors, quoi faire ? Comment s'orienter dans son
noviciat de bécassinier avant de prononcer ses vœux ?
Savoir, avant toutes choses, si l'on possède l'étoffe d'un
tireur ou d'un chasseur de bécassines ? Quoique les détonations du fusil
de l'un ou de l'autre n'en soient ni plus fortes ni plus faibles, la différence
est sensible.
Il faut se décider tout de go, sans caresser l'espoir que
les choses prendront du tassement et que le temps remédiera à l'infériorité de
faire oeuvre de chasse dans l'ignorance de ce qu'elle est. La chasse, nous le
répéterons sans lassitude, prime le tir en tant que tir et s'en fait un
serviteur de docilité et de dons variables. Si le tir n'est pas à la hauteur de
la chasse, il saura la rejoindre à force de pratique, si l'homme qui tient le
fusil a tant soit peu de classe généralisée dans son tempérament. La flamme que
dégage un profond amour de la chasse réchauffe tout ce qui l'entoure, mais ne
tue pas les trois quarts des considérations extérieures, comme une passion
exclusive pour le tir s'en charge. Pour cette dernière, un but est un but !
Tant mieux s'il est représenté par un gibier de qualité ; cependant, si ce
but est tout autre chose, elle n'en faiblit pas pour si peu.
On ne devient pas chasseur comme on devient tireur. On naît
avec le sens de la chasse : on ne l'acquiert jamais ! Ce sens qui
vous cause tant de joie sur la terre, et tant de peine lorsque la ville
l'étouffe dans ses rues et l'écrase sous le factice de ses frivolités ; ce
sens mystérieux de la chasse, si cher à Jean Castaing, vous tombe, dès qu'on
vient au monde, d'un coin caché du Paradis, où les plus grands, parmi les fils
de Diane, éternisent leur félicité à miraculeusement giboyer.
Lorsqu'on le possède, ce sens quasi divin, ou bien qu'il
vous possède, il ne veut pas qu'on touche à sa belle et souffre de la voir
profaner. On adore la chasse, on lui manque, en ne faisant que l'aimer !
Les choses les plus graves de la vie ne font que tourner autour d'elle comme
une question de sentiment dans une affaire d'argent : autrement on n'est
pas chasseur ! Et, lorsqu'elle vous tient à ce point, qui est le vrai, on
la pratique dans le culte de sa pureté.
C'est pourquoi, chasser la bécassine ou simplement la tirer
sont deux actions dont l'une se déguise avec l'habit de l'autre sans lui en
demander la permission — exactement comme le plagiat en use avec la
création. Elles se saluent poliment à la rencontre, puisqu'elles opèrent sur le
même terrain, tout en ne l'honorant pas de la même façon.
La première est une marche à la conquête du tableau,
sanctifiée jusqu'à l'art par toute la beauté de la chasse rigoureuse. La
seconde est une course à ce même tableau, sans autres considérations.
Aussi loin des réalités soit-on, ce tableau n'en est pas
moins le résultat auquel veut aboutir la chasse, en passant par tous les
plaisirs et par toutes les vicissitudes qui vous y conduisent.
Chaque chasseur s'y emploie avec une arrière-pensée de son
cru. Laquelle ? Pour l'agrément de le réaliser, ou pour celui d'éblouir la
galerie en lui racontant ses exploits !
Ce sont ces particularités qui creusent le fossé, déjà
profond, séparant les vrais bécassiniers des autres. Et cela prouve, une fois
de plus, que la chasse et le tir font deux.
Il est bien rare, lorsqu'on vous entretient de la chasse à
la bécassine, qu'on vous parle de ses finesses et du savoir doublé d'expérience
qu'elle réclame impérieusement ; mais on ne manque jamais d'agiter la
question concernant sa recherche à bon vent, et celle à mauvais vent.
Crions-le bien haut : cette dernière est une hérésie,
en principe, lorsqu'il s'agit de chasse devant soi ! Elle devient une
inadmissible pratique quand elle s'applique au chien d'arrêt, auquel la chasse
de la bécassine est redevable d'être une chasse, et non pas une séance de tir
où l'on ne pense qu'à s'avantager. Sans chien, elle se réduit à une promenade
énervante, et morne à la fois, pendant laquelle on demeure continuellement sur
le qui-vive, dans une position de quête sans relâchement qui tourne à la
crispation.
La chasse au chien d'arrêt ne se conçoit pas autrement que
dans une marche à contrevent conditionnant le travail du chien. Celle de la
bécassine encore plus que les autres !
L'occasion est inespérée de se pouvoir mesurer avec le
gibier le plus capricieux, le plus impromptu, confiant sa défense à une énergie
de vol unique, déconcertante par sa rapide adresse ; et l'on voudrait transformer
cette occasion de lutte, dont le résultat indécis est le plus admirable
stimulant, en une quasi-certitude de réussite sans imprévu ni gloire ! ...
Peut-on trouver plus triste aveu d'impuissance ou de paresse
à étaler publiquement ?
Cependant, sans en avoir l'air, cet aveu met tout le monde
d'accord, parce que celui qui la recherche systématiquement à mauvais vent,
afin de la faire tourner pour reprendre le vent debout et la tirer en travers,
n'est ni un chasseur, ni un tireur de bécassines dans la propre acception du
terme.
Par le travers, elle ne garde plus rien de sa personnalité
fulgurante. Son vol rejoint celui d'un « tournepierre », ou de
n'importe quel échassier de rivage atteignant son volume et passant également
en travers. Elle n'est plus qu'un objectif très vite et filant droit sans qu'il
soit question de crochets. Objectif pas très commode, si l'on veut ; mais
qui n'en est pas moins parfaitement à la main de n'importe quel tireur sachant
prendre son avance sans l'économiser.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de pousser la rigueur
jusqu'à refuser le tir de la bécassine en travers lorsque les circonstances
vous l'offrent sans qu'on les en prie. Lorsqu'on a chassé dans le vent, jusqu'à
la limite de son terrain ou du temps dont on dispose, on est bien obligé de
prendre la direction opposée et d'avoir le vent dans le dos.
Ce que l'on peut passer à un amateur du coup de fusil venu
au marais uniquement pour tirer, et pour tuer sans souci de la manière de tuer,
n'a pas d'excuse pour un chasseur de bécassines.
Celui qui triche, quoi qu'on en dise et quoi qu'on en pense,
n'est pas bécassinier dans l'âme.
La chasse n'est-elle donc qu'un exercice de tir, ou
sert-elle simplement de matière préliminaire à certaines délices de la table,
autrement appréciables cependant quand elles sont méritées ?
Cette question n'obtient, le plus souvent, pour réponse
qu'un silence obstiné. Un silence qui cherche à enterrer une sorte de honte
légère ; un silence conscient de cette vérité cruelle que le tir de la
bécassine, dégradé par un tortueux expédient qui diminue sa défense habituelle,
n'a rien de reluisant !
La preuve en est que, de mémoire de chasseurs, on n'a jamais
entendu un pratiquant de l'oiseau au cri singulier annoncer, avec la modestie
condescendante des triomphateurs : « Avant-hier, j'ai tué quinze
bécassines en travers ! ... »
Ce n'est pas sans raisons qu'une vague de pudeur excessive
recouvre les deux derniers mots de cette proclamation jusqu'à les effacer ! ...
Raymond DUEZ.
(1) Voir Le Chasseur Français de décembre 1951.
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