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Courte mais bonne

insi un épicurien humoriste, dont le nom m'échappe, souhaitait-il que fût la vie. Et, ma foi, à ne considérer comme fin dernière de l'existence que le bonheur terrestre, pourrait-on lui donner raison. Un peu le carpe diem d'Horace. Courte et bonne, donc, sera la petite histoire ci-après. Une histoire du Midi, bien entendu, seul capable d'en enfanter de pareilles. Car on a beau vanter la gouaille et l'astuce du Parisien, je crois qu'en compétition avec le Méridional il ne tiendrait pas la première place à l'école de la galéjade. Ni même le Stéphanois, dont la faconde généralement peu connue sait, à l'occasion, se défendre. Quant à l'homme du Nord, sérieux et réservé, au froid et hautain Lyonnais et à tant d'autres, mieux vaut n'en point parler.

L'histoire en question, je vais vous la livrer dans toute sa splendeur et sa stricte vérité. Car elle est authentique, rigoureusement authentique. Et, pour vous le prouver et contre mon habitude, je vous en nommerai les héros par leur nom. Ni l'un ni l'autre ne sont plus, hélas ! mais tout le monde à P ... les a connus, et certains même connaissent l'anecdote, qu'ils pourraient attester avec moi.

P ... est un bourg du Biterrois viticole qui me voit revenir, chaque année, à la belle saison de la chasse et des vendanges. J'aime parcourir, fusil en mains, ses rudes garrigues et ses vignes à la recherche des beaux perdreaux rouges. Les chasseurs y sont légion, et il en est de réputés. Je me souviens vous avoir dit, aussi, que pièges et collets y ont toujours été à l'honneur. Mais il paraît que les gens deviennent raisonnables, car la Fédération veille, et qu'ils sont moins nombreux ceux qui s'adonnent à ce péché de braconne qu'on avait, jusqu'alors, là-bas, considéré avec indulgence. La crainte du gendarme est le commencement de la sagesse. Un bon point, donc, à ce syndicat encore modeste mais plein d'une bonne volonté admirable et tenace, car, croyez-le, ce n'est pas une petite affaire que de vouloir instaurer la discipline parmi une armée rebelle de chasseurs enragés. Mais je reviens à mon histoire.

Le sieur Germa était un gros bonhomme, aimant la chasse, la bonne chère et le ... reste ; en somme, tout ce qui, ici-bas, suivant le souhait du philosophe, fait la vie courte, peut-être, mais bonne. Un chasseur peut-être pas des plus farouches, car sa corpulence l'incitait à la prudence devant une escalade un peu rude dans la pierraille des Pech-Rascas, Fichoux et autres lieux, où la poursuite des rouges s'avère particulièrement pénible. Alors il se contentait d'une petite allure de bon pépère parmi les terres plates et les vignes. Quelquefois, aussi, pour moins de fatigue, de faire comme tant d'autres, c'est-à-dire de mettre en bonne place un petit fer à palette qui, sans beaucoup de peine, vous fournit civet ou rôti pour le lendemain.

C'est ainsi qu'ayant remarqué, dans sa vigne située à proximité du village et touchant la rivière, les allées et venues d'un lapin effronté qui se permettait de violer les limites de sa propriété, il décida de capturer l'insolent pour lui apprendre à vivre ; façon de parler, bien entendu, puisque le résultat était de faire passer la bête de vie à trépas. Un soir, donc, il prépara l'exécution. Ayant creusé la place du piège, il le tendit, le mit en place avec précaution, le recouvrit légèrement de la terre enlevée, puis le parsema de quelques crottes laissées par l'animal au cours de ses précédentes visites nocturnes. Se frottant les mains avec satisfaction, il ferma son grand portail à clef et rentra au logis, où l'attendait Justine, son épouse.

Mais, malgré l'ombre crépusculaire qu'il avait cru le dissimuler à tout œil indiscret, quelqu'un l'avait vu. Sur l'autre rive de la rivière, presque en face, gîtait, dans une vieille masure, celui qu'on appelait Gentil. Sans profession bien définie, l'homme vivait de peu, ne travaillant guère et braconnant bien davantage : nasses, verveux et carafes lui servaient à prendre le poisson, pièges et lacets à capturer lapins et perdreaux. Il s'était bien fait prendre plusieurs fois, certes, mais le mal était enraciné dans ses veines. Ce soir-là, fumant sa pipe, il avait vu, à travers sa barrière de roseaux et sans se montrer, le trafic du voisin : « Toi, mon vieux, pensa-t-il, si tu veux manger du civet, il te faudra lever matin. » Il attendit le départ de l'autre pour aller placer, entre les grosses pierres servant à traverser la rivière, une paire de carafes pour la friture : goujons et vérons, et, un peu plus bas, des verveux pour des pièces plus importantes. Retroussé jusqu'aux genoux, il eut tôt fait de placer ses engins dans l'eau claire qui, à l'époque, courait dans un lit propre et net, alors qu'à présent, hélas ! herbes, joncs et broussailles ont tout envahi. Puis il regagna sa baraque, tandis que la lune, immense et étincelante, blanchissait de lumière le paysage silencieux.

Le jour n'était pas encore levé que notre homme, poussant sa porte vermoulue, descendait les quelques marches qui aboutissaient au chemin. Il se dirigea vers la rivière et commença par visiter ses engins. Les deux carafes étaient pleines ; il les mit dans un sac. Puis il alla retirer les verveux, où frétillaient quelques jolis « cabots » qu'il enfouit dans une musette. Alors, grimpant le talus, il sauta dans la vigne et se dirigea vers un gros poirier sous lequel il avait vu l'autre placer son piège. Maître Jeannot était pris, la tête et les deux pattes de devant entre les mâchoires de fer, raidi et semblant faire le gros dos. Il fut prestement enlevé et mis dans la musette.

C'est alors que l'homme eut cette idée géniale, au lieu d'emporter à la fois piège et lapin, de remplacer celui-ci par un poisson. Il entr’ouvrit donc le piège, y glissa un cabot, pas le plus gros bien sûr, et remit le tout en place. Puis, à grandes enjambées, il fila chez lui, riant sous cape à la pensée de la tête de l'autre quand il allait arriver et trouverait, au lieu du civet, la friture.

Avouez que le pauvre Germa n'avait, tout de même, pas tout perdu. Il n'en souffla mot à personne, bien sûr. Mais quelques jours plus tard, quand il arriva, le soir, au café, sourires et coups d'œil en coulisse ne manquèrent point de le saluer. Il finit par comprendre qu'on connaissait l'histoire. Alors, de lui-même, et sans dire autre chose, il lança à tous ceux qui l'entouraient : « Celui-là, si un jour je le trouve ... »

Dites bien comme moi, chers lecteurs, qu'elle en vaut bien la peine, celle-là et que, quoique courte, elle n'est pas mauvaise.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 7