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Au Canada

Le loup de bois

Ces derniers mois, j'ai reçu du Canada des lettres m'apprenant que les loups descendent en force vers le sud du Saskatchewan, de l'Alberta et du Manitoba, et deviennent une menace inquiétante non seulement pour le gibier, mais aussi pour le bétail, qui, comme l'on sait, vit en liberté dans les grands ranches.

Que je vous présente le timber wolf, le loup de bois ; je ne voudrais pas médire de son cousin d'Europe, mais, si j'en juge par les individus que j'ai pu voir dans des ménageries, ce dernier, par comparaison, semble bien menu et peu redoutable.

Le gros loup de bois, dont l'habitat naturel est le Nord du Canada, est une brute énorme de la taille d'un Saint-Bernard, mais beaucoup plus agile. Sa fourrure épaisse varie beaucoup de couleur et va du blanc au noir en passant par le roux et le gris. Il y a seulement quelques années, il fallait remonter très au nord (Northern Territories et Alaska), pour en rencontrer des bandes ; on en voyait cependant plus au sud, mais assez rarement et généralement isolés. Personnellement, au cours de mes randonnées de trappeur, j'ai aperçu leurs traces dans la neige, mais je n'en ai jamais vu qu'un seul, et voici le récit de cette rencontre.

Ce printemps-là, la neige étant fondue et les lacs en partie dégelés, je piégeais le rat musqué dans la région de Green Lake en compagnie d'un vieux métis, le père Paul Rainville, un trappeur émérite et, ce qui ne gâte rien, un bon camarade, grand conteur de gibernes. Nous couchions sous la tente et passions nos journées à poser nos pièges sur les berges des innombrables lacs de cette région. Le plus souvent, nous chassions chacun de notre côté, mais, ce jour-là, nous longions ensemble un marais lorsque j'aperçus, sur la boue humide, de grosses empreintes qui paraissaient toutes fraîches. Le vieux Paul les avait aperçues en même temps.

— By gosh ! s'écria-t-il, il n'était pas fluet le timber wolf qui a rôdé par « icit ».

Je coupai une baguette de saule pour en mesurer le diamètre et, grâce à des mesures anglaises cochées sur la crosse de ma carabine, je calculai que ce diamètre était de six pouces, soit quinze centimètres. Je sais bien que, sur un sol humide, les traces paraissent plus larges ; elles étaient tout de même impressionnantes, on eût dit celles d'un jeune lion.

Ce soir-là, en veillant sous notre tente, il ne fut question que de loups : j'écoutai sans me lasser toutes les histoires du vieux Paul. L'une d'elle m'intéressa particulièrement, la voici :

Il avait assisté certain jour à l'hallali d'un orignal, poursuivi par un pack (une meute) de gros loups ; le grand élan, après avoir sans doute éventré plusieurs adversaires, succombait sous le nombre ; affolé, il tournait en cercle dans la forêt, ce qui permit à Paul Rainville de bien voir la chasse, qui passa trois fois à quelques pas de lui.

Les loups, ils étaient une douzaine, bondissaient autour de leur victime, mordant aux flancs ; perdant son sang en abondance, le grand ruminant avait fini par s'abattre ; ce fut la curée sauvage et enfin, dans la nuit qui tombait, le choeur des hurlements sinistres. Mon compagnon était très jeune alors ; n'ayant pas d'armes, il dut assister, impuissant, à ce massacre — impuissant et n'en menant pas large ! ...

Vous vous imaginez bien que je n'avais plus qu'une idée : me trouver face à face avec mon gros loup. Les chances étaient minces que cela pût m'arriver ; en effet, il n'y avait plus de neige sur le sol et donc impossibilité de suivre ses traces ; il fallait s'en remettre au hasard. N'empêche que, le lendemain et les jours suivants, je crus bon d'emporter dans mes tournées ma grosse Winchester. Une semaine s'écoula sans que je visse rien, de sorte que je me lassai de porter cette arme pesante ; je repris donc ma petite 22 avec laquelle je tirais sur les muskrats qu'il m'arrivait d'apercevoir nageant à proximité des rives (chasse à tir très divertissante).

Ce jour-là, je longeais un lac que je savais fréquenté par les rats et j'étais trop affairé à tendre mes pièges pour avoir remarqué l'inquiétude de Grand Visage, le plus heureux des chiens depuis que, la neige étant fondue, il n'avait plus de traîneau à haler. Un aboiement terrifié me fit sursauter ; à ce moment, à dix pas de moi, se dressa brusquement un animal presque tout blanc que je pris d'abord pour un daim : c'était un énorme loup de bois, découvrant ses crocs, qui me fixa une seconde de ses prunelles rouges, puis, faisant une rapide volte-face, prit la direction de la futaie voisine, pas à un galop d'épouvante, je vous prie de croire, mais avec une grande désinvolture, empruntant cette allure familière aux coyotes et aux jumping deers (daims), faite de sauts successifs et saccadés qu'on remarque chez les jeunes moutons.

Quant à moi (l'avouerai-je ?), je restai sur place, comme pétrifié, ne songeant même pas à épauler ma 22. Au reste, une petite balle en plomb mou n'eût fait que chatouiller cette grosse brute.

Inutile de dire que, le lendemain, j'avais repris ma grosse Winchester. Quatre jours plus tard, l'inespéré se produisit ; en débouchant à la lisière d'un bois entourant un lac, j'aperçus à une centaine de pas mon gros loup blanc, très occupé à dévorer un colvert pris à l'un de mes pièges à rats. Appuyant le canon de mon rifle à un tronc d'arbre, je fis feu et poussai aussitôt un hourrah de victoire ! L'animal s'était écroulé comme une masse, frappé derrière la nuque par ma balle.

En quelques bonds, j'étais sur lui, prêt à l'achever, mais il était bien mort. Quelle splendide bête ! On eût dit, sur le sol, un veau d'un an ; je ne me lassai point d'admirer ses pattes massives, sa gueule énorme et son épaisse fourrure ; il était trop lourd pour que je pusse songer à le porter sur mon dos : il fallait, évidemment, le dépecer sur place ; c'est alors que je m'aperçus que j'avais oublié de suspendre mon couteau de chasse à mon ceinturon.

Au fond, cet oubli ne me chagrinait pas trop, car je préférais confier aux mains expertes du vieux Paul Rainville le soin de dépouiller un si beau spécimen. Je retournai donc vers le campement, où j'eus la chance de trouver sans difficulté mon compagnon de chasse. Deux heures après ... — avec quelle fierté ! — je rapportais sur mon dos la dépouille du gros loup, que je m'empressai de mesurer ; du bout du nez à l'extrémité de la queue, il avait exactement sept pieds neuf pouces (environ 2m,35). À noter que la queue des gros loups de bois est relativement courte. Certains sujets atteignent 2m,50.

Je pouvais être satisfait de mon coup de carabine, car à cette époque, pourtant assez récente, les loups de bois étaient rares dans cette région. Qui eût pu prévoir qu'un jour prochain leurs hurlements sauvages feraient trembler les éleveurs canadiens pour leurs troupeaux ?

Toutes les lettres de mes correspondants s'accordant sur ce point : les loups descendent en masse vers le sud et constituent une menace sérieuse. L'élevage du mouton a dû être abandonné, mais ils s'attaquent maintenant aux veaux, aux poulains et même au gros bétail. Les gouverneurs provinciaux offrent des primes importantes (quinze dollars par loup) ; ils font distribuer gratuitement du poison aux chasseurs et aux fermiers ; ils recommandent même aux éleveurs de cesser la pratique du décornage, qui consiste à enlever les cornes aux bovins pour qu'ils ne se blessent pas au cours de leur transport en wagons vers l'abattoir.

Avec leurs cornes, les bœufs et les vaches pourront mieux se défendre.

Toutes ces mesures n'ont pas fait encore diminuer le nombre des loups.

Comment expliquer cette invasion ? Les avis diffèrent à ce sujet ; les uns disent que, le gibier étant devenu plus rare dans le Grand Nord, les loups ont été poussés par la faim vers le sud ; ils ont d'abord détruit les élans, les cerfs et les daims qui s'y trouvaient, puis ont attaqué les moutons, puis bientôt le gros bétail, trouvant sans doute que ces proies étaient moins dangereuses que les orignaux dont les sabots acérés sont des armes terribles.

D'autres affirment que les parcs nationaux (réserves de gibier), qu'on a multipliés ces dernières années, ont permis aux loups de se reproduire en toute tranquillité.

L'affaire en est là. Des loups ou des chasseurs, qui aura le dernier mot ?

En tout cas, pour qui aime les émotions fortes, il y aura encore du beau sport dans l'Ouest canadien.

Frenchy BOB.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 11