C'était en fin d'hiver 1917-1918, quelque part sur le
front, non loin des marais de Wez. Par suite de l'échelonnement des troupes en
profondeur, l'infanterie n'occupait que faiblement, et par îlots seulement, la
tranchée de première ligne. Je faisais partie comme sous-officier de cette
infanterie, reine des batailles, paraît-il. Cette position ainsi avancée nous
laissait certaine initiative. Et je dois faire cet aveu que, dans les moments
calmes, il m'arrivait d'exercer mes talents à tirer sur les rats, qui étaient
légion envahissante et exaspérante à un point inimaginable.
Un après-midi, sortant de l'abri, j'aperçois non pas un rat,
mais un beau coq faisan qui picore entre notre tranchée et la tranchée de
soutien. Quelle tentation ! Rentrer dans l'abri, en ressortir avec une
carabine de grenadier, enlever la balle d'une cartouche et la remettre après
avoir enlevé une partie de la poudre ne me demandent que quelques instants.
Cela fait, je regarde à nouveau. Plus rien. Le gibier s'est donc envolé ! Quelle
guigne ! Mais non, le voilà qui émerge d'un trou d'obus, il se
rapproche et n'est plus bien loin. Chance ! Que peut-il bien
picorer sur cette terre bouleversée, ingrate ? Je me le demande.
Cependant, au cours de ses allées et venues, il arrive peu à peu, avec quelle
lenteur à mon gré, à se rapprocher de notre tranchée. Je suis sur des épines.
Parfois il disparaît, le sol est tellement inégal ! Dois-je tirer ?
Dois-je attendre encore ? J'hésite, je l'admire, ce beau coq ! Mais
que vois-je ? Ai-je la berlue ? À côté du premier, un deuxième faisan
vient de surgir. D'où sort-il ? D'un entonnoir, sans doute. Et maintenant
pour moi se pose cette épineuse question : « Dois-je essayer de les
tuer tous les deux ! » Un coup double serait appréciable pour notre
petite popote : un seul faisan, c'est peu pour des gaillards comme nous,
doués d'un solide coup de fourchette. Mais comment les tuer tous les deux ?
Il faut qu'ils « se mettent en coup », comme disent les chasseurs de
chez nous, c'est-à-dire assez près l'un de l'autre pour être atteints par la
même gerbe de plomb. Seulement voilà : ici il ne s'agit pas de gerbe de
plomb, c'est à balle qu'il faut tirer ! Et c'est autrement difficile.
Évidemment, il arrive à ces deux coqs de se trouver, par rapport à moi, l'un en
face de l'autre, mais cette conjoncture nécessaire ne dure qu'un instant. Du
héron de La Fontaine la fable tend à m'obséder. Je m'accuse d'être trop
gourmand. Ne vais-je pas tout perdre pour vouloir trop gagner ? Mais quel
triomphe si je montre aux copains deux faisans tués d'un seul coup !
J'attends. Plus de vingt fois, je vais pour tirer, mais les deux gallinacés ne
sont pas empaillés, ils se déplacent. Et moi de recommencer sans cesse la mise
en joue. Enfin, sur une occasion vivement, saisie, je presse la détente. Chance !
mes deux faisans sont abattus. Bien entendu, il ne peut être question d'aller
les chercher pour l'instant. Ce soir, à la brune, nous verrons, et aussitôt
d'aller dans l'abri crier ma victoire aux camarades.
Malchance ! Vers le soir, un bombardement se
déclenche. Tapis dans l'abri, le masque A. R. S. sur la figure, nous
ne pensons certes plus au gibier. La canonnade cessant, chacun se précipite
dehors à son poste de combat, car nous craignons qu'il ne s'agisse de la
préparation d'un coup de main ennemi. Mais non, tout devient calme, ce n'est
qu'une feinte, une alerte. La nuit est venue ; alors, les gaz s'étant
dissipés, je me dirige avec les camarades vers l'endroit où les faisans ont été
tirés. Rampant sur le terrain, nous cherchons. Tout est bouleversé. Pourtant,
avec de la patience, nous arrivons à les trouver. L'un d'eux, projeté par une
explosion, est ramassé par un poilu sur le talus de la tranchée ! Oh !
c'est trop de chance, dis-je, vraiment trop. Et, malgré les
félicitations des camarades, je me sens inquiet. Il me faut vous avouer qu'en
temps de guerre je me sens un tantinet superstitieux, je n'aime pas avoir trop
de chance. Cette pensée que dans la vie chacun doit avoir sensiblement
la même somme de chances et de malchances m'obsède. C'est stupide
sans doute, mais enfin c'est ainsi, et le philosophe Azaïs, avec sa loi des
compensations, n'abonde-t-il pas dans le même sens que moi ?
Deux jours après, c'est la relève. Nous voici au repos,
assis autour de la table de la popote. On découpe la volaille. Chacun est
servi. Comme on va se régaler ! Des poilus manger du faisan, on n'a pas
idée de ça ! Mais, ô désillusion, à peine a-t-on goûté la première bouchée
qu'on la crache avec dégoût. Le gaz moutarde a produit son effet, mais ne
remplace pas avantageusement la moutarde de Dijon ! Ah ! non. Le rôti
est immangeable.
Somme toute, dis-je, c'était trop de chance. Et,
n'est-ce pas bien humain, je n'éprouve aucune déception, au contraire.
J.-A. LEBEAU.
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