Accueil  > Années 1952  > N°659 Janvier 1952  > Page 12 Tous droits réservés

Chance ! Malchance !

C'était en fin d'hiver 1917-1918, quelque part sur le front, non loin des marais de Wez. Par suite de l'échelonnement des troupes en profondeur, l'infanterie n'occupait que faiblement, et par îlots seulement, la tranchée de première ligne. Je faisais partie comme sous-officier de cette infanterie, reine des batailles, paraît-il. Cette position ainsi avancée nous laissait certaine initiative. Et je dois faire cet aveu que, dans les moments calmes, il m'arrivait d'exercer mes talents à tirer sur les rats, qui étaient légion envahissante et exaspérante à un point inimaginable.

Un après-midi, sortant de l'abri, j'aperçois non pas un rat, mais un beau coq faisan qui picore entre notre tranchée et la tranchée de soutien. Quelle tentation ! Rentrer dans l'abri, en ressortir avec une carabine de grenadier, enlever la balle d'une cartouche et la remettre après avoir enlevé une partie de la poudre ne me demandent que quelques instants. Cela fait, je regarde à nouveau. Plus rien. Le gibier s'est donc envolé ! Quelle guigne ! Mais non, le voilà qui émerge d'un trou d'obus, il se rapproche et n'est plus bien loin. Chance ! Que peut-il bien picorer sur cette terre bouleversée, ingrate ? Je me le demande. Cependant, au cours de ses allées et venues, il arrive peu à peu, avec quelle lenteur à mon gré, à se rapprocher de notre tranchée. Je suis sur des épines. Parfois il disparaît, le sol est tellement inégal ! Dois-je tirer ? Dois-je attendre encore ? J'hésite, je l'admire, ce beau coq ! Mais que vois-je ? Ai-je la berlue ? À côté du premier, un deuxième faisan vient de surgir. D'où sort-il ? D'un entonnoir, sans doute. Et maintenant pour moi se pose cette épineuse question : « Dois-je essayer de les tuer tous les deux ! » Un coup double serait appréciable pour notre petite popote : un seul faisan, c'est peu pour des gaillards comme nous, doués d'un solide coup de fourchette. Mais comment les tuer tous les deux ? Il faut qu'ils « se mettent en coup », comme disent les chasseurs de chez nous, c'est-à-dire assez près l'un de l'autre pour être atteints par la même gerbe de plomb. Seulement voilà : ici il ne s'agit pas de gerbe de plomb, c'est à balle qu'il faut tirer ! Et c'est autrement difficile. Évidemment, il arrive à ces deux coqs de se trouver, par rapport à moi, l'un en face de l'autre, mais cette conjoncture nécessaire ne dure qu'un instant. Du héron de La Fontaine la fable tend à m'obséder. Je m'accuse d'être trop gourmand. Ne vais-je pas tout perdre pour vouloir trop gagner ? Mais quel triomphe si je montre aux copains deux faisans tués d'un seul coup ! J'attends. Plus de vingt fois, je vais pour tirer, mais les deux gallinacés ne sont pas empaillés, ils se déplacent. Et moi de recommencer sans cesse la mise en joue. Enfin, sur une occasion vivement, saisie, je presse la détente. Chance ! mes deux faisans sont abattus. Bien entendu, il ne peut être question d'aller les chercher pour l'instant. Ce soir, à la brune, nous verrons, et aussitôt d'aller dans l'abri crier ma victoire aux camarades.

Malchance ! Vers le soir, un bombardement se déclenche. Tapis dans l'abri, le masque A. R. S. sur la figure, nous ne pensons certes plus au gibier. La canonnade cessant, chacun se précipite dehors à son poste de combat, car nous craignons qu'il ne s'agisse de la préparation d'un coup de main ennemi. Mais non, tout devient calme, ce n'est qu'une feinte, une alerte. La nuit est venue ; alors, les gaz s'étant dissipés, je me dirige avec les camarades vers l'endroit où les faisans ont été tirés. Rampant sur le terrain, nous cherchons. Tout est bouleversé. Pourtant, avec de la patience, nous arrivons à les trouver. L'un d'eux, projeté par une explosion, est ramassé par un poilu sur le talus de la tranchée ! Oh ! c'est trop de chance, dis-je, vraiment trop. Et, malgré les félicitations des camarades, je me sens inquiet. Il me faut vous avouer qu'en temps de guerre je me sens un tantinet superstitieux, je n'aime pas avoir trop de chance. Cette pensée que dans la vie chacun doit avoir sensiblement la même somme de chances et de malchances m'obsède. C'est stupide sans doute, mais enfin c'est ainsi, et le philosophe Azaïs, avec sa loi des compensations, n'abonde-t-il pas dans le même sens que moi ?

Deux jours après, c'est la relève. Nous voici au repos, assis autour de la table de la popote. On découpe la volaille. Chacun est servi. Comme on va se régaler ! Des poilus manger du faisan, on n'a pas idée de ça ! Mais, ô désillusion, à peine a-t-on goûté la première bouchée qu'on la crache avec dégoût. Le gaz moutarde a produit son effet, mais ne remplace pas avantageusement la moutarde de Dijon ! Ah ! non. Le rôti est immangeable.

Somme toute, dis-je, c'était trop de chance. Et, n'est-ce pas bien humain, je n'éprouve aucune déception, au contraire.

J.-A. LEBEAU.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 12