Accueil  > Années 1952  > N°659 Janvier 1952  > Page 13 Tous droits réservés

Les taureaux et la chasse

Des dessins plaisants montrent souvent la mésaventure arrivant à un chasseur poursuivi par un taureau furieux : l'homme, que suit son chien la queue entre les jambes, franchit une clôture où il laisse le fond de son pantalon ou traverse une mare de laquelle il sort couvert de boue, cependant que l'animal menaçant souffle deux petits nuages par ses naseaux.

Les chasseurs qui fréquentent la Camargue ont bien souvent comme fond de décor deux cents taureaux haut encornés, noirs comme de l'ébène, préparés spécialement pour la course, et cependant la mésaventure de la poursuite arrive bien rarement.

L'origine des taureaux de Camargue se perd dans la nuit des temps. Certains veulent y voir des descendants diminués du taureau de l'origine, le Bos primigenuis, ancêtre quaternaire de l'auroch. Ils sont dans les temps modernes nettement autochtones et on n'en trouve pas en dehors du delta du Rhône, j'entends l'ancien delta tel qu'il existait avant la construction des digues. La race pure a pour caractère particulier l'armure en forme de lyre et le garrot peu prononcé, alors que le taureau espagnol (1) présente des cornes presque à l'horizontale et un « morillo » puissant. Il est d'une race différente.

Beaucoup d'éleveurs, les manadiers, ont des taureaux de race camarguaise. C'est le cas des pâturages de la zone languedocienne. Par contre, dans la zone provençale, l'importation d'étalons et de vaches espagnoles a donné en plus des croisements dont il serait vain de nier les mérites. On estime à environ 3.500 le nombre de bêtes qui vivent dans le delta.

Il n'est pas douteux qu'à l'origine le taureau fut longtemps gibier.

Gros gibier certes, dont la capture ne devait pas aller sans difficulté. Mais le taureau a dû toujours avoir pour compagnon le petit cheval blanc de Camargue, ainsi qu'en font foi leurs ossements mêlés dans la grotte de Solutré. Le cheval met le taureau en confiance. Il a fait alliance avec l'homme. Ainsi l'homme a pu manœuvrer le taureau :

Sieu l'alen que res poù enclaure,
Ieu dins vosti chivau qu'ame d'estre embarra,

lui fait dire le marquis de Baroncelli. (Je suis le souffle que rien ne peut enclore ; moi qui aime d'être enfermé dans le cercle de vos chevaux.)

Aussi, depuis très longtemps, les taureaux de Camargue se trouvent rassemblés en troupeaux. Les hommes s'en sont servis pour leur alimentation. Les sujets les moins combatifs, rarement il est vrai, ont été utilisés dans des conditions difficiles pour de maigres labours.

Aujourd'hui, les taureaux ne sont guère élevés qu'en vue de la course. Sans la course, il est fort probable que, comme bien d'autres grands animaux, ils auraient disparu. Ils sont rebelles à l'étable et au dressage. Ils n'acceptent le cirque que pour le combat et non pour s'exhiber. Tous les jeux auxquels ils donnent lieu, la ferrade, le bistournage, l'abrivade, la course de cocarde, la bandido, trouvent leur origine dans la passion que les hommes du Midi ont toujours eu pour combattre ou lutter avec les taureaux et le marquage au fer rouge pour identifier le propriétaire.

Autrefois, les taureaux paissaient librement dans les vastes solitudes, et les gardians les maintenaient ou les ramenaient dans leur quartier. Depuis que les cultures ont conquis davantage de terrain, les gardages sont clôturés par des fils de fer simples alternés avec des barbelés supportés par d'innombrables piquets en bois.

Cette clôture n'a d'autre but que d'éviter les dégâts aux récoltes, où les grands animaux accumuleraient rapidement de gros frais. À certaines époques, la manade est cantonnée à l'intérieur du gardage pour la nuit, dans un espace restreint et mieux clos appelé « bouveau ».

Les chasseurs prennent vite l'habitude de chasser près des taureaux. Dès que ces derniers voient des hommes, ils les regardent longuement, puis s'éloignent. Mais la nuit, aux passées aux canards, j'avoue qu'il est désagréable d'entendre près de soi le piétinement lourd des taureaux et leur souffle puissant. D'une manière générale, il faut se méfier des isolés, car ils sont ou blessés ou malades, et des vaches suitées.

Le petit gibier ne craint pas les taureaux, qui, au contraire, attirent les canards et les bécassines. Les sangliers se mêlent souvent à eux. Un gardian m'a raconté qu'un matin, cherchant des taureaux qui, la nuit, avaient franchi la clôture, il les trouva couchés avec des sangliers. Tous s'enfuirent à son arrivée.

Pendant la guerre de 1914, les élevages se trouvèrent désorganisés. Des vaches pleines s'éloignèrent pour mettra bas et, personne n'étant là pour recueillir les veaux et ramener les mères, les vastes marais qui ceignent le Scamandre se trouvèrent peuplés de taureaux dont personne ne réclamait la propriété. Le fer rouge n'avait pas offensé leur cuisse. Aux Iscles, m'a-t-on dit, quarante environ furent tués au fusil. Un solitaire avait élu domicile dans un bois. Les chiens courants mènent très bien la voie du taureau. On le chassa plusieurs fois sans succès avec les sangliers qui abondaient. Le tir à balle était dangereux, en raison de la hauteur de la trajectoire, et il ne voulait pas vider le bois. On essaya de le ramener avec des vaches de sa race et les petits chevaux blancs, auxquels pourtant il se confie volontiers. Finalement, il fut tué au saut d'un chemin par un chasseur nîmois. Le tableau de trois battues aligna trente sangliers et un taureau.

Depuis quelques années, la culture envahissante du riz restreint de plus en plus le domaine du taureau. Les prés du Cailar, où se fait l'estivage, sont maintenant fortement entamés. Les éleveurs, les défenseurs de la Camargue traditionnelle ne sont pas sans inquiétude.

Je sais bien que tous les chasseurs, même ceux qui les craignent, ne voudraient pas voir disparaître les taureaux de leur paysage. Je sais bien aussi que, malgré tout, cette disparition n'est pas pour demain.

Jean GUIRAUD.

(1) Beaucoup plus lourd.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 13