Des dessins plaisants montrent souvent la mésaventure
arrivant à un chasseur poursuivi par un taureau furieux : l'homme, que
suit son chien la queue entre les jambes, franchit une clôture où il laisse le
fond de son pantalon ou traverse une mare de laquelle il sort couvert de boue,
cependant que l'animal menaçant souffle deux petits nuages par ses naseaux.
Les chasseurs qui fréquentent la Camargue ont bien souvent
comme fond de décor deux cents taureaux haut encornés, noirs comme de l'ébène,
préparés spécialement pour la course, et cependant la mésaventure de la
poursuite arrive bien rarement.
L'origine des taureaux de Camargue se perd dans la nuit des
temps. Certains veulent y voir des descendants diminués du taureau de
l'origine, le Bos primigenuis, ancêtre quaternaire de l'auroch. Ils sont
dans les temps modernes nettement autochtones et on n'en trouve pas en dehors
du delta du Rhône, j'entends l'ancien delta tel qu'il existait avant la
construction des digues. La race pure a pour caractère particulier l'armure en
forme de lyre et le garrot peu prononcé, alors que le taureau espagnol (1)
présente des cornes presque à l'horizontale et un « morillo »
puissant. Il est d'une race différente.
Beaucoup d'éleveurs, les manadiers, ont des taureaux de
race camarguaise. C'est le cas des pâturages de la zone languedocienne. Par
contre, dans la zone provençale, l'importation d'étalons et de vaches espagnoles
a donné en plus des croisements dont il serait vain de nier les mérites. On estime
à environ 3.500 le nombre de bêtes qui vivent dans le delta.
Il n'est pas douteux qu'à l'origine le taureau fut longtemps
gibier.
Gros gibier certes, dont la capture ne devait pas aller sans
difficulté. Mais le taureau a dû toujours avoir pour compagnon le petit cheval
blanc de Camargue, ainsi qu'en font foi leurs ossements mêlés dans la grotte de
Solutré. Le cheval met le taureau en confiance. Il a fait alliance avec
l'homme. Ainsi l'homme a pu manœuvrer le taureau :
Sieu l'alen que res poù enclaure,
Ieu dins vosti chivau qu'ame d'estre embarra,
lui fait dire le marquis de Baroncelli. (Je suis le souffle
que rien ne peut enclore ; moi qui aime d'être enfermé dans le cercle de
vos chevaux.)
Aussi, depuis très longtemps, les taureaux de Camargue se
trouvent rassemblés en troupeaux. Les hommes s'en sont servis pour leur
alimentation. Les sujets les moins combatifs, rarement il est vrai, ont été
utilisés dans des conditions difficiles pour de maigres labours.
Aujourd'hui, les taureaux ne sont guère élevés qu'en vue de
la course. Sans la course, il est fort probable que, comme bien d'autres grands
animaux, ils auraient disparu. Ils sont rebelles à l'étable et au dressage. Ils
n'acceptent le cirque que pour le combat et non pour s'exhiber. Tous les jeux
auxquels ils donnent lieu, la ferrade, le bistournage, l'abrivade, la course de
cocarde, la bandido, trouvent leur origine dans la passion que les hommes du
Midi ont toujours eu pour combattre ou lutter avec les taureaux et le marquage
au fer rouge pour identifier le propriétaire.
Autrefois, les taureaux paissaient librement dans les vastes
solitudes, et les gardians les maintenaient ou les ramenaient dans leur
quartier. Depuis que les cultures ont conquis davantage de terrain, les
gardages sont clôturés par des fils de fer simples alternés avec des barbelés
supportés par d'innombrables piquets en bois.
Cette clôture n'a d'autre but que d'éviter les dégâts aux
récoltes, où les grands animaux accumuleraient rapidement de gros frais. À
certaines époques, la manade est cantonnée à l'intérieur du gardage pour la
nuit, dans un espace restreint et mieux clos appelé « bouveau ».
Les chasseurs prennent vite l'habitude de chasser près des
taureaux. Dès que ces derniers voient des hommes, ils les regardent longuement,
puis s'éloignent. Mais la nuit, aux passées aux canards, j'avoue qu'il est
désagréable d'entendre près de soi le piétinement lourd des taureaux et leur
souffle puissant. D'une manière générale, il faut se méfier des isolés, car ils
sont ou blessés ou malades, et des vaches suitées.
Le petit gibier ne craint pas les taureaux, qui, au
contraire, attirent les canards et les bécassines. Les sangliers se mêlent
souvent à eux. Un gardian m'a raconté qu'un matin, cherchant des taureaux qui,
la nuit, avaient franchi la clôture, il les trouva couchés avec des sangliers.
Tous s'enfuirent à son arrivée.
Pendant la guerre de 1914, les élevages se trouvèrent
désorganisés. Des vaches pleines s'éloignèrent pour mettra bas et, personne
n'étant là pour recueillir les veaux et ramener les mères, les vastes marais
qui ceignent le Scamandre se trouvèrent peuplés de taureaux dont personne ne
réclamait la propriété. Le fer rouge n'avait pas offensé leur cuisse. Aux Iscles,
m'a-t-on dit, quarante environ furent tués au fusil. Un solitaire avait élu
domicile dans un bois. Les chiens courants mènent très bien la voie du taureau.
On le chassa plusieurs fois sans succès avec les sangliers qui abondaient. Le
tir à balle était dangereux, en raison de la hauteur de la trajectoire, et il
ne voulait pas vider le bois. On essaya de le ramener avec des vaches de sa
race et les petits chevaux blancs, auxquels pourtant il se confie volontiers.
Finalement, il fut tué au saut d'un chemin par un chasseur nîmois. Le tableau
de trois battues aligna trente sangliers et un taureau.
Depuis quelques années, la culture envahissante du riz
restreint de plus en plus le domaine du taureau. Les prés du Cailar, où se fait
l'estivage, sont maintenant fortement entamés. Les éleveurs, les défenseurs de
la Camargue traditionnelle ne sont pas sans inquiétude.
Je sais bien que tous les chasseurs, même ceux qui les
craignent, ne voudraient pas voir disparaître les taureaux de leur paysage. Je
sais bien aussi que, malgré tout, cette disparition n'est pas pour demain.
Jean GUIRAUD.
(1) Beaucoup plus lourd.
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