Le soleil, ce jour là, était terriblement chaud pour un jour
de septembre. J'avais commencé, avant le jour, par geler le plus
consciencieusement du monde, allongé sur la neige, derrière une dentelure des
arêtes, dans l'espoir que le premier soleil ferait bouger les chamois, s'il y
en avait, et que je les verrais ou que j'entendrais rouler des pierres. Mais à
huit heures, puis à neuf heures, rien n'avait remué dans le grand cirque.
Or il est un moment où il ne faut plus traîner dans les
déserts pierreux, lapiaz, moraines et éboulis, sous peine d'être rôtis comme
des œufs à la coque. En altitude, après les nuits claires et sans nuages où le
gel s'en est donné à cœur joie, on trouve des journées torrides, dues, elles
aussi, à l'extrême sécheresse de l'air, à l'absence de tous nuages et même de
la plus légère vapeur sous le ciel bleu, et les grandes étendues rocheuses
grillent comme des fours surchauffés. Exactement le même phénomène que dans le
Hoggar ou le Tibesti, où ces alternances de gel et de chaleur intense font,
comme dans les Alpes, éclater les rochers calcaires, qui se fendillent à vue
d'œil d'une année à l'autre.
Donc, sans plus attendre, j'ai plié bagage et me suis affalé
sur un versant nord, afin d'y savourer un peu d'ombre. Le revers d'un rocher,
pour qui sort de l'enfer, peut être aussi rafraîchissant qu'une glace à la
vanille. Quant à la chasse, pour ce jour-là, il était inutile d'y songer. Mais,
tandis que je faisais ces réflexions, un spectacle délicieux s'offrit à moi. À
trois ou quatre cents mètres plus bas, dans un creux de terrain, en pleine zone
des pierrières qui bordaient la base des hautes roches, il y avait un lac
minuscule, mais profond ; non point un de ces abreuvoirs à vaches, à l'eau
jaunâtre, mais un beau lac bleu sombre, que l'on sentait glacé rien qu'à le
regarder. Plus bas, le pré continuait jusqu'au sommet des grands bois, aux
premiers sapins isolés en sentinelles de la forêt, et je devinais aussi avec
une joie gourmande toute la fraîcheur du sous-bois et des sentiers ... Et
mon programme fut tout de suite arrêté ... D'abord, couper au plus court,
descendre de mon perchoir et m'en aller tout droit me jeter à l'eau. Ensuite,
gagner les arbres, dénicher un coin à ma fantaisie, déjeuner solidement, puis
dormir, dormir tranquille jusqu'à la fin de l'après-midi. En montagne, on a
toujours une nuit ou deux de retard, et l'on s'endort presque à volonté,
l'absence de soucis et de coups de téléphone ne laissant place qu'à la seule
fatigue physique. J'ajoute que l'on s'éveille également avec une précision
d'horloge et que l'on arrive fort bien même, avec un peu d'habitude, à se
passer de montre et à connaître l'heure exacte à dix minutes près, et, comme
les beaux projets ne sont rien sans la réalisation immédiate, c'est à grandes
enjambées que je pris le chemin du petit lac.
De près, il était encore plus petit que je ne l'avais vu,
vingt mètres sur dix à peine, mais avec au moins trois mètres d'eau de roche,
froide à brûler la main, où je n'allais évidemment qu'entrer et sortir, mais
avec quelle joie ! Mais, en me déshabillant, je vis au bord de l'eau, là
où un petit ruisselet en sortait pour se perdre dans les alpages, un banc de
terre humide de trois pas de long où il y avait des traces. Traces de souliers
cloutés, à clous ronds, sans ailes de mouches — quelque vacher venu boire
en passant par là, — vieilles déjà de deux ou trois jours, mais aussi
toutes fraîches, remplies d'eau, et du matin même, des traces de chamois,
impossibles à confondre avec celles des chèvres ou des moutons : un bouc,
deux chèvres et un tout petit. Si fraîches même que je m'arrêtai de quitter ma
veste pour une exploration détaillée à la jumelle de tous les environs.
Mais la montagne était vide, le soleil tournait et arrivait
maintenant lui aussi jusqu'au bord de l'eau, et les chamois étaient
certainement rentrés en forêt, après avoir bu avant l'aube. Je n'avais qu'à
exécuter mon programme, et, le soir venu, une fois réveillé, j'aurais peut-être
la chance de les voir ressortir des bois pour remonter passer la nuit dans les
pentes.
Rien ne bougeait, pas le plus léger bruit ; le calme
total. En un tournemain je fus dans l'eau, saisi au ventre et à la poitrine par
le froid. Alimenté par des sources profondes, le petit lac devait avoir, au
plus, sept à huit degrés, et on s'en apercevait en s'y laissant couler du bord.
Trois brasses, et j'étais de l'autre côté, et sorti vivement. Sur une pierre
plate que le soleil venait de gagner — j'avais attendu sa venue, sachant
bien ce que me réservait mon plongeon, — je m'étalai voluptueusement,
comme un Romain de la décadence. Je devais avoir l'air, au bord de cette eau de
cristal, d'une de ces nymphes de marbre ou de bronze que les sculpteurs
allongent sur un bloc, au bord des bassins des grands parcs ... oh ! toutes
proportions gardées, bien entendu, et sans illusion sur mon beau physique !
Au sortir de l'eau glacée, c'était une joie sans mélange que de renaître à la
vie et à la douce chaleur, à trois heures de la plus proche habitation, dans ce
repli perdu de la montagne où, j'en étais sûr, il ne passe pas dix personnes
par an ...
J'ouvris les yeux à un léger bruit. À me toucher, à vingt
pas, un chamois, deux chamois, puis un tout petit sans cornes et, finalement,
un grand bouc, qui s'en allaient au pas. Le bouc, un instant, s'arrêta pour
regarder derrière lui, puis reprit sa route. Quelque chose ou quelqu'un les
avait dérangés en forêt, et ils changeaient de remise sans se presser. Mes
habits et ma carabine étaient de l'autre côté de l'eau. Au plouf que je fis,
comme une monstrueuse grenouille, ils s'arrêtèrent, regardant de tous leurs
yeux ce grand corps blanc aperçu à travers l'eau, ne les effrayant pas comme
une présence humaine. Si ma carabine avait été tout près du bord, je suis sûr
que j'aurais pu, sans sortir autre chose que la tête et les bras, tirer le bouc
sans qu'il eût bougé. Mais quand j'émergeai, vêtu en statue antique — et
les feuilles de vigne ne poussent pas à 2.500, — ce fut un galop, un
démarrage de pied ferme au milieu des blocs et des broussailles, tandis qu'en
jurant et en pestant j'enfilais, les deux bras en l'air, ma chemise kaki, pour
me faire un peu moins visible. Mes guêtres, ma veste, ma culotte ... temps
perdu ! Sautant dans mes chaussettes et laçant à demi mes souliers,
j'étais déjà en chasse, filant l'arme à la main, en me cachant dans les
pierres.
Les quatre bêtes, le lac dépassé, étaient descendues dans
une coulée à contre-pente. J'eus beau me hâter, j'arrivai juste à temps pour
les voir replonger en forêt, à cinq cents pas du point où ils en étaient
sortis. Les poursuivre eût été absolument inutile, et je me contentai de les
maudire en bloc et individuellement, eux, leurs ascendants et leurs descendants
jusqu'à la cinquième génération. Ceci fait, je songeai à retourner m'habiller,
en maugréant de ma mésaventure, lorsqu'une voix me cloua tout net.
Eh bien ! mes petits, vous qui vouliez voir les
chamois, vous êtes contents ?
Oh oui ! maman, ils étaient bien jolis, le petit
surtout !
Je m'étais affalé à plat ventre, plus vite qu'un fantassin
sous un tir de mitrailleuse. D'abord, je n'osai bouger ; puis, avec une
prudence infinie, je risquai un œil au coin d'un bloc. Au bord du petit lac,
calme, à présent que mes évolutions nautiques avaient cessé, il y avait trois
fillettes et un garçon, de dix à quinze ans, ainsi que leur mère, fort occupés
à déballer leur déjeuner. Une jolie jeune femme, en robe de toile blanche,
comme ses filles, et le garçon en short.
Une minute est à peine passée qu'ils sont tous quatre en arrêt
devant ma veste et mon pantalon, restés au bord de l'eau comme la défroque d'un
suicidé. Si seulement j'étais en slip, les conventions de la pudeur moderne,
telles qu'elles ont cours sur les plages, m'autoriseraient à paraître sans la
moindre gêne et à venir, sans être aucunement intimidé, récupérer mes habits,
pour aller m'équiper à l'écart. Ainsi le veut la mode. Mais en chemise, dans la
tenue du héros de vaudeville 1900 qui se sauve par les fenêtres à l'arrivée des
gendarmes et du mari, il m'est totalement impossible d'apparaître au milieu de
la belle nature, surtout avec mes énormes croquenots et mes chaussettes de
laine roulées au-dessus ...
Des pierres qui tombent ... Les chamois, décidément, ne
se trouvent pas en sécurité à la lisière des bois, et les voici qui remontent
ma coulée. D'instinct, quand le bouc passe à dix pas de ma cachette j'ai mis la
carabine à l'épaule. Mais quoi ! ... Au coup de feu, toute la bande
va accourir et me découvrir jambes nues et bannière au vent ! Je le laisse
monter en grinçant des dents de rage.
« Oh ! maman, encore les chamois ! ... »
À ce cri, la harde s'enlève à plein galop, cette fois droit
vers les crêtes. Encore quelques exclamations, des regrets de ne pas avoir eu
l'appareil prêt, puis, le déjeuner terminé, la petite famille redescend en
direction des sentiers, des chalets et de la vallée. Là-haut, je devine, les
ayant suivis, les chamois sur une vire, d'où ils les contemplent en commentant
les événements et, sans doute, sans la moindre indulgence.
Lorsque tout le monde a disparu, je suis prudemment revenu
me rhabiller. Quelqu'un qui se fût trouvé là eût sursauté, j'en suis sûr, à
l'apparition de cet être mal peigné, en chemise et souliers ferrés, tenant une
arme de gros calibre et avançant prudemment, après s'être assuré qu'il n'y a
personne à droite et à gauche, comme un traître de mélodrame. Je n'ai pas été
long, croyez-le bien, à sauter dans mes habits.
Pierre MÉLON.
|