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Variations du sentiment

Le sentiment, vieille expression française, désigne, chez le chien, la perception olfactive du gibier. Que cette perception soit uniquement olfactive, qu'elle n'ait d'autre siège que le nez, c'est ce qui n'est nullement démontré, comme nous en avons émis l'opinion dans un article précédent. Quoi qu'il en soit, il est certain que l'odorat y joue un rôle primordial : l'attitude du chien dans la quête, la façon dont il se sert du nez et, parfois, sa manière plus ou moins bruyante de renifler le prouvent. C'est dans l'attitude de l'arrêt que l'on peut supposer l'intervention d'autres facteurs, plutôt que dans la perception de la présence du gibier, qui, d'ailleurs, la précède.

Or tout chasseur a constaté que l'intensité du sentiment subit, par rapport à un même chien, des variations plus ou moins sensibles certains jours ou en certains lieux.

Il n'est pas contesté, dans le Sud-Ouest par exemple, que, par le vent d'autan, chiens courants ou d'arrêt perdent une partie de leurs moyens. Dans le Midi, le vent marin est tenu, avec juste raison, pour néfaste à la chasse. Tous les traités de vénerie consacrent un chapitre aux vents favorables, neutres ou défavorables ; mais il existe dans certaines régions des vents locaux dont l'influence est particulière. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire qu'ils se fassent sentir avec intensité ; même insensibles aux sens grossiers de l'homme, l'animal peut les percevoir, ou même, sans les percevoir, en subir les effets. « Le temps va changer », dit l'homme ; mais l'animal a déjà pris conscience d'un changement bien accompli ; le chien courant ergote et perd la voie, le chien d'arrêt baisse la tête et renifle au plus près du sol, il se tape dans le gibier sans l'avoir pressenti, il perd l'oiseau désailé qui dérate.

Nous devons constater le fait sans lui donner d'explication ; car, si nous percevons le parfum d'une fleur, nous ignorons encore pourquoi elle le diffuse, pourquoi il est plus fort après la pluie ; les odeurs gardent leur mystère. Il est dès lors normal que l'appareil qui les reçoit, humain ou animal, échappe à notre intelligence.

L'état de l'atmosphère n'est pas seul à influencer le sentiment ; il est aisé de constater qu'également certains terrains le favorisent, tandis que d'autres l'amenuisent.

Sur une route goudronnée, un lièvre est à peu près certain de laisser la meute en défaut. Les émanations de goudron l'expliquent ; mais il en est aussi presque de même sur un chemin, surtout pierreux. Sans doute, on peut en donner l'explication que, dans les champs, le gibier laisse aux herbes qu'il frôle une partie de son odeur, tandis que, sur la route sèche, seules ses pattes sont en contact. Explication simpliste d'un cas simple et très probablement exacte ; mais il est d'autres cas déroutant toute explication.

Un vieux chasseur de très grande expérience m'a raconté un fait typique à ce sujet. Disons d'abord que ce chasseur est un veneur, ne tirant jamais un lièvre au fusil et ne chassant que ce gibier, le plus subtil, à courre et, au surplus, à pied. Depuis quarante-cinq ans, il a utilisé presque toutes les races et, successivement, les a toutes abandonnées pour s'en fabriquer une à lui répondant au plus près aux exigences de son terroir et de sa façon de chasser. Éleveur avisé, il a ainsi fixé une famille, bonne pour lui, mais peut-être pas pour un autre. Il prend son lièvre en une heure et demie en moyenne ; certes, pas chaque fois qu'il lance ; mais, quand il prend trois fois sur dix, il se déclare satisfait des fruits de sa persévérance ; car, avec d'autres chiens, même des meutes réputées ailleurs, le résultat était bien inférieur. C'est que, dans son pays, il est des « zones de silence », des endroits où la voie s'éteint et où les chiens, muets, perdent tout sentiment. Parfois la zone est de cent mètres, ailleurs de trois ou de cinq cents. Rien, à l'aspect du terrain, ne permet d'expliquer le phénomène, et ce chasseur, après son père, n'en a trouvé aucune explication. Pour convaincre plusieurs sceptiques, il les a invités à venir découpler leurs chiens, de Vendée, du Poitou et d'ailleurs ; ils ont bien dû se rendre à l'évidence et rentrer bredouilles chez eux. Les chiens qu'il a créés feraient jurer d'horreur un veneur orthodoxe qui les verrait chasser. Lorsqu'ils arrivent en zone de silence, au lieu de rallier l'ancien, fouet tournoyant et braillant vers le ciel, invoquant saint Hubert de leur venir en aide pour trouver la clef du défaut, ils s'égayent, muets, se dispersent, et les plus avertis continuent leur chemin tout droit.

— Que font-ils donc ? dit un jour un ami étranger, scandalisé par ce manège. En pareil cas, avec mes chiens, nous recherchons la voie.

— Sans doute, dit le vieux chasseur. Les miens cherchent le lièvre.

Et le fait est que c'est par ce moyen qu'ils le retrouvent.

L'absence de tout autre gibier dans les endroits susdits, que nous qualifions de zones de silence, ne permet pas d'étendre ces observations aux chiens d'arrêt. Il est certain que de telles zones existent dans d'autres régions, peut-être à l'insu des chasseurs. Au cas particulier — mais c'est une opinion toute personnelle, — ne pourrait-on les expliquer par la présence dans le sous-sol de nappes de pétrole, étant donné que la région en contient de déjà connues ?

J'ai observé, d'autre part, un autre phénomène ailleurs. Ayant chassé avec assiduité pendant plusieurs années la bécassine dans des prairies marécageuses, avec une chienne remarquable sur ce gibier et excessivement prudente, j'ai constaté qu'en certains endroits ces oiseaux ne se laissaient jamais arrêter, alors qu'en tous autres lieux ma chienne les bloquait ordinairement comme des cailles, sauf quand le temps était pluvieux. Apparemment rien ne différenciait ces terrains des autres, et, cependant, il y avait incontestablement une cause soit qui avertissait les oiseaux de notre approche de très loin, soit qui annihilait leur sentiment.

Tout chasseur ayant quelque expérience, non dépourvu du sens d'observation, a constaté semblables phénomènes. Il serait vain de les nier et de considérer le sens olfactif du chien comme une mécanique qui doit fonctionner uniformément sans autre différence que sa qualité intrinsèque, variable selon les sujets. Certes, cette qualité varie sensiblement ; mais il n'est pas douteux que, pour un chien donné, elle est influencée par des circonstances étrangères qui, bonnes ou mauvaises, en modifient le rendement.

C'est pourquoi il est parfois difficile de se faire une idée exacte des qualités olfactives d'un chien que l'on ne connaît pas d'après un examen ou un essai unique et dans les conditions fortuites du moment. Dans un concours où tous les concurrents trouvent les mêmes conditions (ce qui, d'ailleurs, n'est pas toujours exact), on peut, à la rigueur, tirer des conclusions en comparant le comportement de chacun. C'est ainsi que, dans un field-trial de grande classe, l'an dernier, tous les chiens (tous grands as) firent des flush et des fautes grossières. Quand il s'agit d'essayer un seul chien pour soi, la chose est plus hasardeuse ; il est prudent de l'essayer sur un terrain que l'on connaît, mieux : sur celui où l'on a l'intention de chasser habituellement. Mais il sera toujours bien avisé celui qui, pour un tel essai, se fera escorter d'un chien dont il est sûr et qui servira de témoin.

De ces variations de sentiment nous dirons aussi autre chose, à l'intention des jeunes, des impatients et des nerveux.

Votre chien, depuis l'ouverture, vous a loyalement servi. Aujourd'hui il s'est tapé dans les perdreaux, il a passé un lièvre qui a déboulé derrière vous, il n'a pas retrouvé une caille tombée dans un maïs épais, ou peut-être un faisan dans un grand champ de betteraves, et vous vous êtes énervé. Vous, que je connais bien, vous l'avez voué aux cent diables, vous avez mis votre arme à la bretelle, êtes rentré et, dès le lendemain, vous avez emmené votre chien à la foire et acheté cet as qu'on vous a proposé. Vous, jeune ami, enfant gâté, à qui tout jusqu'ici a si bien réussi, vous vous êtes mis en colère, vous avez fait un caprice d'enfant, sorti votre cravache du carnier et rossé votre chien comme une brute. Comme un jouet trop beau pour vous, vous l'avez peut-être brisé, et brisé à jamais.

Un peu de calme, mes amis, et surtout un peu de patience ! La chasse est faite d'expérience, d'observations et de compréhension. Gardons-nous de juger un peu hâtivement certains effets dont nous ne voyons pas les causes. L'homme est tellement ignorant !

Jean CASTAING.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 18