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L'exploit de l'année 1951

Sans conteste, il a été réalisé par le coureur à pied tchèque Zatopek. Pour les spécialistes, il est prodigieux. « Zatopek déborde le cadre humain », a déclaré notre champion Mimoun, un des rivaux directs de celui qui, unanimement, est considéré comme un phénomène.

Qu'a donc fait ce Zatopek ? Le 30 septembre dernier, près de Prague, il a couvert, en une heure, la distance de 20km,052.

Le chiffre ne frappe guère l'imagination du profane. Avions munis de moteurs à réaction, automobiles, oiseaux migrateurs, autruches, gazelles, fauves, étalons ont familiarisé les esprits avec les vitesses les plus impressionnantes. Il est certain que, si l'on considère uniquement les animaux, l'homme figure parmi les moins véloces. Et, parmi nous, le simple promeneur du dimanche dépasse aisément, à bicyclette et en terrain varié, la moyenne du recordman foulant la cendrée d'une piste.

À ce propos, qu'on nous permette une parenthèse. Dans les ouvrages qui mentionnent les conquêtes de la science au XIXe siècle, le vélo est assez généralement passé sous silence ou cité négligemment. Ce dédain est injuste, voire révoltant. La bicyclette a, en gros, doublé la vitesse de l'homme, utilisant ses muscles comme propulseurs uniques. Le record de l'heure de Coppi dépasse 45 kilomètres ; la moyenne de 40 kilomètres est souvent atteinte sur des distances de plus de 250 « bornes » par des cyclistes professionnels. En pointe, les coureurs du Vél' d'Hiv', sans entraîneurs, « sprintent » à plus de 60 : le tour de 250 mètres est bouclé souvent en quinze secondes. Parmi les inventions utiles et vraiment populaires, le vélo mérite la place d'honneur. Sans contrepartie déplaisante, il a amélioré le mode de vie de millions et de millions de gens. Malgré sa tendance à se motoriser, il poursuit et développe sa mission. Auxiliaire précieux de l'existence quotidienne, il passionne les masses quand il devient un engin sportif.

Mais revenons à Zatopek. Le record qu'il a pulvérisé compte parmi les plus enviés. Notre compatriote Jean Bouin s'est couvert de gloire en se l'attribuant. Cela se passait dans des temps très anciens, en 1913. Pour beaucoup de critiques, la performance réalisée, 19km,021, constituait un plafond. En réalité, Bouin — mort au champ d'honneur en 1914 — devait rester titulaire du record douze ans. Il en fut dépossédé par le fameux Nurmi, dépassé lui-même, en 1945, par un autre Finlandais, Heino.

1951 devait voir s'affirmer la suprématie de Zatopek, qui, sans concurrent direct, était contraint à se surpasser lui-même. Une première tentative l'amenait à 19km,558. Insatisfait d'un résultat jugé stupéfiant, il se remettait à l'ouvrage quelques semaines plus tard. Le cap fatidique des 20 kilomètres se trouvait alors doublé !

Cet historique paraîtra sans doute fastidieux à certains, quoique nous l'ayons réduit à l'extrême. Qu'on réfléchisse cependant. Rien de ce qui concerne les limites physiques ou morales de l'homme ne peut être tout à fait indifférent.

Le cas Zatopek pose, fort heureusement, d'autres problèmes moins arides. Tout d'abord, en action, le coureur tchèque offre un spectacle disgracieux, pénible. Rien du lévrier, de la machine harmonieuse. Visage crispé, l'athlète s'en va lourdement. Visiblement, il souffre. Le profane qui n'aurait pas consulté le programme croirait qu'il est en présence d'un « toquard ». Il serait tenté de conseiller au coureur dénué de toute aisance, de toute souplesse, d'aller se rhabiller et d'abandonner la pratique d'un sport pour lequel, de toute évidence, il n'est pas doué.

Le miracle ou, si l'on préfère, l'extraordinaire se produit ensuite. Toujours aussi laid, aussi lourd, le toquard continue à une allure régulière ; il prend la tête, distance ses concurrents, dont d'aucuns paraissent effleurer la piste, et, jusqu'à la fin, il poursuit sa tâche harassante, grimaçant, ahanant.

Le chronomètre indique que, du départ à l'arrivée, les tours ont été couverts dans un temps presque identique. Le 30 septembre 1951, les quatre fractions de cinq kilomètres ont été courues chacune aux alentours de 14 minutes 55 secondes : le plus grand écart s'élève à six secondes et, fait surprenant, les cinq derniers kilomètres ont été parcourus en une seconde de moins que les cinq premiers. Cette précision est quasi mécanique. Elle n'a pu être acquise que par un entraînement méthodique. Par un effort de sa volonté, l'homme s'est métamorphosé en un mécanisme parfait. Il a acquis une « science du train » encore inégalée.

Indiquons tout de suite que Zatopek n'est pas une brute sans cervelle dressée par un entraîneur. Officier de carrière, c'est un garçon intelligent, courtois, quoique de tempérament taciturne.

« Il va se tuer, il ne durera pas deux ans », proclamaient les physiologistes, impressionnés par les efforts excessifs et douloureux auxquels Zatopek paraissait se soumettre. Si le champion disparaissait quelques mois des stades, ils affirmaient : « Je vous l'avais bien dit : Zatopek est fini, vidé ! Il aura passé comme un météore. » Soudain, tel un diable surgissant d'une boîte, Zatopek exhibait à nouveau son visage blême, sa silhouette disgracieuse. Pour sa rentrée, il battait quelques petits records du monde. Car, outre celui qui sert de sujet à cet article, il en possède une collection.

Donc, malgré les apparences, Zatopek ne se tue pas. Après ses 20 kilomètres, il a parlé à la radio sans trace d'essoufflement. Le soir, ses pulsations étaient revenues à un rythme normal, alors que d'excellents athlètes mettent plusieurs jours à récupérer les pertes de force et de potentiel nerveux subies au cours d'une course brève.

Zatopek, certes, est un phénomène. Mais un phénomène naturel. La nature l'a doté d'un cœur exceptionnel. Déjà, Jean Bouin possédait un cœur énorme. Un cœur sain, que la course n'avait nullement hypertrophié. Un cœur magnifique, qui ne l'a pas empêché d'être reconnu bon pour le service, comme le lieutenant Zatopek. Bouin, que nous avons vu battre le record de la demi-heure, à Colombes, en nos jeunes années, était, à l'opposé de son successeur, un homme vigoureusement bâti, dont la foulée puissante était belle. Il semblait toujours courir par plaisir. Pour les sportifs d'une génération déjà ancienne, il reste inoubliable, comme l'est Ladoumègue pour de plus jeunes.

Physiologiquement, Ladoumègue était aussi un phénomène. Les caractères singuliers de sa morphologie se révélaient au premier regard. Ladoumègue, c'était presque exclusivement deux jambes longues à la ligne pure. Sur ces assises reposait un torse court et étroit, donc léger. Le travail des muscles inférieurs se trouvait ainsi diminué. L'allure de Ladoumègue était aérienne ; les pointes de ses souliers mordaient à peine le sol. Mais des poumons, un cœur médiocres interdisaient à cet athlète-danseur les efforts prolongés. Lui aussi était marqué et limité par des qualités natives.

Une dernière question se pose. Un plafond sera-t-il jamais atteint ? Des records devront-ils être jugés comme définitivement imbattables ? Il est évident que, dès qu'un facteur mécanique intervient, des progrès sont toujours concevables. Le mur du son a été crevé. Quoique la quasi-perfection semble atteinte, on peut imaginer un vélo plus léger encore, un mécanisme utilisant la force des bras. Mais l'homme livré à lui-même est-il destiné sans fin à courir plus vite, à sauter plus haut, à lancer des poids plus loin ? Une réponse péremptoire serait bien audacieuse. Pour notre part, nous croyons que le progrès de l'homme se ralentira à certaines époques, mais qu'il ne s'arrêtera jamais. Meilleure connaissance de la physiologie intime, alimentation plus rationnelle, entraînement plus judicieux produiront des résultats incessants.

Pour nos petits-neveux, l'exploit de Zatopek sera sans doute une performance banale. L'étape des 20 kilomètres n'en méritait pas moins d'être soulignée.

Jean BUZANÇAIS.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 28