Sans conteste, il a été réalisé par le coureur à pied
tchèque Zatopek. Pour les spécialistes, il est prodigieux. « Zatopek
déborde le cadre humain », a déclaré notre champion Mimoun, un des rivaux
directs de celui qui, unanimement, est considéré comme un phénomène.
Qu'a donc fait ce Zatopek ? Le 30 septembre
dernier, près de Prague, il a couvert, en une heure, la distance de 20km,052.
Le chiffre ne frappe guère l'imagination du profane. Avions
munis de moteurs à réaction, automobiles, oiseaux migrateurs, autruches,
gazelles, fauves, étalons ont familiarisé les esprits avec les vitesses les
plus impressionnantes. Il est certain que, si l'on considère uniquement les
animaux, l'homme figure parmi les moins véloces. Et, parmi nous, le simple
promeneur du dimanche dépasse aisément, à bicyclette et en terrain varié, la
moyenne du recordman foulant la cendrée d'une piste.
À ce propos, qu'on nous permette une parenthèse. Dans les
ouvrages qui mentionnent les conquêtes de la science au XIXe siècle,
le vélo est assez généralement passé sous silence ou cité négligemment. Ce
dédain est injuste, voire révoltant. La bicyclette a, en gros, doublé la
vitesse de l'homme, utilisant ses muscles comme propulseurs uniques. Le record
de l'heure de Coppi dépasse 45 kilomètres ; la moyenne de 40 kilomètres
est souvent atteinte sur des distances de plus de 250 « bornes » par
des cyclistes professionnels. En pointe, les coureurs du Vél' d'Hiv', sans
entraîneurs, « sprintent » à plus de 60 : le tour de 250 mètres
est bouclé souvent en quinze secondes. Parmi les inventions utiles et vraiment
populaires, le vélo mérite la place d'honneur. Sans contrepartie déplaisante,
il a amélioré le mode de vie de millions et de millions de gens. Malgré sa
tendance à se motoriser, il poursuit et développe sa mission. Auxiliaire
précieux de l'existence quotidienne, il passionne les masses quand il devient
un engin sportif.
Mais revenons à Zatopek. Le record qu'il a pulvérisé compte
parmi les plus enviés. Notre compatriote Jean Bouin s'est couvert de gloire en
se l'attribuant. Cela se passait dans des temps très anciens, en 1913. Pour
beaucoup de critiques, la performance réalisée, 19km,021, constituait un
plafond. En réalité, Bouin — mort au champ d'honneur en 1914 — devait
rester titulaire du record douze ans. Il en fut dépossédé par le fameux Nurmi,
dépassé lui-même, en 1945, par un autre Finlandais, Heino.
1951 devait voir s'affirmer la suprématie de Zatopek, qui,
sans concurrent direct, était contraint à se surpasser lui-même. Une première
tentative l'amenait à 19km,558. Insatisfait d'un résultat jugé
stupéfiant, il se remettait à l'ouvrage quelques semaines plus tard. Le cap
fatidique des 20 kilomètres se trouvait alors doublé !
Cet historique paraîtra sans doute fastidieux à certains,
quoique nous l'ayons réduit à l'extrême. Qu'on réfléchisse cependant. Rien de
ce qui concerne les limites physiques ou morales de l'homme ne peut être tout à
fait indifférent.
Le cas Zatopek pose, fort heureusement, d'autres problèmes
moins arides. Tout d'abord, en action, le coureur tchèque offre un spectacle
disgracieux, pénible. Rien du lévrier, de la machine harmonieuse. Visage
crispé, l'athlète s'en va lourdement. Visiblement, il souffre. Le profane qui
n'aurait pas consulté le programme croirait qu'il est en présence d'un « toquard ».
Il serait tenté de conseiller au coureur dénué de toute aisance, de toute
souplesse, d'aller se rhabiller et d'abandonner la pratique d'un sport pour
lequel, de toute évidence, il n'est pas doué.
Le miracle ou, si l'on préfère, l'extraordinaire se produit
ensuite. Toujours aussi laid, aussi lourd, le toquard continue à une allure
régulière ; il prend la tête, distance ses concurrents, dont d'aucuns
paraissent effleurer la piste, et, jusqu'à la fin, il poursuit sa tâche
harassante, grimaçant, ahanant.
Le chronomètre indique que, du départ à l'arrivée, les tours
ont été couverts dans un temps presque identique. Le 30 septembre 1951,
les quatre fractions de cinq kilomètres ont été courues chacune aux alentours
de 14 minutes 55 secondes : le plus grand écart s'élève à six secondes et,
fait surprenant, les cinq derniers kilomètres ont été parcourus en une seconde
de moins que les cinq premiers. Cette précision est quasi mécanique. Elle n'a
pu être acquise que par un entraînement méthodique. Par un effort de sa
volonté, l'homme s'est métamorphosé en un mécanisme parfait. Il a acquis une « science
du train » encore inégalée.
Indiquons tout de suite que Zatopek n'est pas une brute sans
cervelle dressée par un entraîneur. Officier de carrière, c'est un garçon
intelligent, courtois, quoique de tempérament taciturne.
« Il va se tuer, il ne durera pas deux ans »,
proclamaient les physiologistes, impressionnés par les efforts excessifs et
douloureux auxquels Zatopek paraissait se soumettre. Si le champion
disparaissait quelques mois des stades, ils affirmaient : « Je vous
l'avais bien dit : Zatopek est fini, vidé ! Il aura passé comme un
météore. » Soudain, tel un diable surgissant d'une boîte, Zatopek exhibait
à nouveau son visage blême, sa silhouette disgracieuse. Pour sa rentrée, il
battait quelques petits records du monde. Car, outre celui qui sert de sujet à
cet article, il en possède une collection.
Donc, malgré les apparences, Zatopek ne se tue pas. Après
ses 20 kilomètres, il a parlé à la radio sans trace d'essoufflement. Le soir,
ses pulsations étaient revenues à un rythme normal, alors que d'excellents
athlètes mettent plusieurs jours à récupérer les pertes de force et de potentiel
nerveux subies au cours d'une course brève.
Zatopek, certes, est un phénomène. Mais un phénomène
naturel. La nature l'a doté d'un cœur exceptionnel. Déjà, Jean Bouin possédait
un cœur énorme. Un cœur sain, que la course n'avait nullement hypertrophié. Un
cœur magnifique, qui ne l'a pas empêché d'être reconnu bon pour le service,
comme le lieutenant Zatopek. Bouin, que nous avons vu battre le record de la
demi-heure, à Colombes, en nos jeunes années, était, à l'opposé de son
successeur, un homme vigoureusement bâti, dont la foulée puissante était belle.
Il semblait toujours courir par plaisir. Pour les sportifs d'une génération
déjà ancienne, il reste inoubliable, comme l'est Ladoumègue pour de plus
jeunes.
Physiologiquement, Ladoumègue était aussi un phénomène. Les
caractères singuliers de sa morphologie se révélaient au premier regard.
Ladoumègue, c'était presque exclusivement deux jambes longues à la ligne pure.
Sur ces assises reposait un torse court et étroit, donc léger. Le travail des
muscles inférieurs se trouvait ainsi diminué. L'allure de Ladoumègue était
aérienne ; les pointes de ses souliers mordaient à peine le sol. Mais des
poumons, un cœur médiocres interdisaient à cet athlète-danseur les efforts
prolongés. Lui aussi était marqué et limité par des qualités natives.
Une dernière question se pose. Un plafond sera-t-il jamais
atteint ? Des records devront-ils être jugés comme définitivement
imbattables ? Il est évident que, dès qu'un facteur mécanique intervient,
des progrès sont toujours concevables. Le mur du son a été crevé. Quoique la
quasi-perfection semble atteinte, on peut imaginer un vélo plus léger encore,
un mécanisme utilisant la force des bras. Mais l'homme livré à lui-même est-il
destiné sans fin à courir plus vite, à sauter plus haut, à lancer des poids
plus loin ? Une réponse péremptoire serait bien audacieuse. Pour notre
part, nous croyons que le progrès de l'homme se ralentira à certaines époques,
mais qu'il ne s'arrêtera jamais. Meilleure connaissance de la physiologie
intime, alimentation plus rationnelle, entraînement plus judicieux produiront des
résultats incessants.
Pour nos petits-neveux, l'exploit de Zatopek sera sans doute
une performance banale. L'étape des 20 kilomètres n'en méritait pas moins
d'être soulignée.
Jean BUZANÇAIS.
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