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De monstrueuses machines à calculer

Qui n'a entendu parler des monstrueuses, des magiques, des fantastiques machines à calculer électroniques nées pendant la guerre en Amérique ? Mais qui n'a eu le vertige devant l'abîme de complexité où s'engagerait son intelligence si elle essayait de vouloir comprendre ? Aussi, qui a seulement arrêté son esprit sur cette question ? Par prudence, sinon par manque de courage, on préfère se cantonner dans une trop sage réserve : «Oh ! moi, vous savez, les chiffres ...»

Et, pourtant, devant un des plus grands miracles de notre temps miraculeux, peut-on se contenter d'une admiration sur commande ? Ne vaut-il pas d'essayer de comprendre tant soit peu ... Nous-même, bien que vulgarisateur scientifique (oh ! l'horrible mot : vulgarisateur) par profession, nous avouons avoir longtemps préféré laisser cette question dans l'ombre, dans le flou. Mais, un jour, pour les besoins d'un livre en cours de rédaction, il nous a absolument fallu prendre le problème de front, le taureau par les cornes : le livre ne pouvait pas escamoter la question des machines à calculer américaines ... Eh bien ! en s'en tenant aux grandes lignes, tout n'est que simple. Certes, si j'étais mis devant les prodigieux câblages, devant la forêt de lampes d'une Eniac ou d'un Mark IV, je m'y perdrais autant que vous. Mais il ne s'agît pas de cela, il ne s'agit pas de technique ; il s'agit seulement de savoir de « quoi il s'agit », comme demandait toujours Foch en face d'un problème, comme doit toujours se demander un homme moderne en face des problèmes modernes, même s'il ne doit pas aller plus loin.

Ceci dit, essayons de dissiper les brumes qui couvrent ces machines, qu'il est trop facile de dire « miraculeuses » pour n'avoir pas à mieux les comprendre.

Les comprendre ? C'est déjà fait si vous avez compris comment marche votre compteur à gaz, ou à électricité, ou à eau. Or qui ne le sait pas ? Rappelons cependant le principe de tout « compteur », lequel n'est rien autre que l'organe totalisateur de toute machine à calculer.

Une roue a dix dents et, sur son tambour, elle a dix chiffres de 0 à 9. Chaque fois qu'elle a fait un tour, elle fait tourner d'une dent une roue voisine, en tous points semblable, également de dix dents. Si la première représente les unités, la seconde, à gauche, représente les dizaines ; et une autre, encore à gauche, peut représenter les centaines, et une autre les milliers, ainsi de suite.

Additionner ? La roue des unités tourne d'autant de dents que le nombre comporte d'unités. C'est tout ; le reste s'opère tout seul. Dans les compteurs, du moins, où l'« entrée » des unités dans le système se fait l'une après l'autre. Dans les machines à calculer, il faut faire « entrer » le nombre à ajouter dans le premier nombre en ajoutant directement les dizaines aux dizaines, les centaines aux centaines, ce qui exige un « débrayage » des roues les unes par rapport aux autres dans le moment où le second nombre est ajouté aux premier ; ainsi le « report » d'une retenue qu'une roue peut avoir à faire est-il retardé jusqu'au moment du débrayage.

La soustraction s'obtient en général par la méthode du « complément à 9 ». Voici de quoi il s'agit, d'abord en calcul non mécanique (on dit « manuel »). Soit la soustraction : 861 - 276. On complète à 9 tous les chiffres de 276, sauf le dernier chiffre que l'on complète à 10. Cela donne : 724. On additionne 861 et 724, et l'on obtient : 1.585. Si on néglige le 1 à gauche, on a le résultat de la soustraction : 585. Mais la machine, comment peut-elle faire cela mécaniquement ?

Il est facile d'imaginer que, lorsque j'ai composé normalement le nombre voulu en appuyant sur des touches, la manœuvre de la touche spéciale à la soustraction (signe -) puisse envoyer au totalisateur non le nombre lui-même, mais celui qui est composé des compléments à 9 de chaque chiffre. Question de mécanique très simple, puisque la correspondance d'un chiffre à un autre est fixe : à un 7 correspond toujours un 2, à un 3 toujours un 6, et à un 0 correspond toujours un 9. Il n'est même pas besoin de faire subir un traitement spécial au premier chiffre à droite, comme dans le calcul manuel : ce chiffre est complété lui aussi à 9, on va comprendre pourquoi.

Revenons à notre exemple où 276 est le nombre à soustraire et remarquons tout d'abord que, pour la machine, il s'écrit en réalité, en supposant une machine pouvant opérer sur des nombres de 7 chiffres : 0 000 276. Je compose donc 276 normalement, en appuyant sur les touches de ces chiffres. Puis la manœuvre de la touche donne automatiquement le « complément de 9 », soit 9 999 723, et introduit ce nombre « dans » le premier, c'est-à-dire le totalise avec lui. La machine fait donc l'addition : 0 000 861 + 9 999 723 = 10 000 584

Le 1 à gauche, le chiffre des dizaines de millions, ne peut pas se lire puisque la machine n'a que 7 chiffres. Mais l'avancée d'une dent à laquelle il correspond est renvoyée mécaniquement et automatiquement sur le chiffre des unités, à l'extrême droite, où, justement, il manque une unité. On obtient donc en définitive : 0 000 585, ce qui est bien le résultat cherché.

Voilà comment une machine peut faire des soustractions tout en ne sachant, en réalité, faire que des additions !

Nous avons insisté sur ce procédé, d'ailleurs peu connu et nullement généralisé, de soustraction mécanique, car il est admirablement « astucieux » et, en même temps, rend bien compte des procédés du calcul mécanique.

La multiplication se ramène à des additions successives, mais avec de notables « raccourcis » qui ne seraient nullement « courts » à expliquer ; de même la division s'opère par soustractions successives ; elle constitue d'ailleurs, et de loin, l'opération la moins aisée pour une machine.

Mais quelles que soient les simplifications mécaniques apportées par près de trois siècles de perfectionnements depuis la première machine de Pascal, n'est-il pas évident que, lorsque l'on a à manier des nombres importants, tels que les nombres astronomiques, les engrenages métalliques sont bien trop lourds, bien trop lents, et surtout l'introduction à la main de nombres dans les totalisateurs par la manœuvre d'un clavier ? N'est-il pas tout normal qu'on en vienne à l'idée de remplacer la rotation d'un pignon avançant d'une dent par un bref signal électrique ! Et pourtant il a fallu attendre les années de guerre, aux U. S. A., pour que l'on passe à l'ère des réalisations. Pourquoi ? Simplement parce qu'une machine mettant en jeu des électro-aimants ou des lampes électroniques sera toujours plus coûteuse et de fonctionnement toujours plus délicat que de simples combinaisons de roues dentées. Pratiquement, les machines à calculer n'étant en usage que dans des bureaux, la solution classique suffisait ; et la clientèle commerciale qu'aurait eue une firme s'aventurant dans la fabrication d'une machine électrique aurait été réduite à quelques laboratoires scientifiques. Eux seuls avaient besoin d'une telle machine traitant de grands nombres à grande vitesse et, du moins en Europe, ils ne pouvaient pas les payer.

En Amérique, par contre, les universités et leurs laboratoires sont si puissants qu'ils pouvaient se lancer dans l'aventure. Cependant le projet du professeur Aiken, à Harvard, qui date de 1938, ne serait peut-être pas encore réalisé aujourd'hui s'il n'y avait pas eu la guerre et les vastes travaux scientifiques dont elle amena l'entreprise. Ainsi fut achevée, en 1943, la première machine à calculer électrique, Mark I.

Malgré ce qu'en croit le public, qui a tendance à tout dire « électronique », il ne s'agissait nullement d'une machine électronique. Mark I n'était qu'électro-magnétique : une impulsion dans un bobinage faisait tourner une pièce métallique d'un certain angle. Tous les records de vitesse n'en furent pas moins battus : n'importe quelle addition en un tiers de seconde !

Cette machine n'en comportait pas moins des pièces métalliques mobiles, qui avaient donc une certaine inertie, une certaine lenteur dans leur action. Ne pouvait-on en venir à mieux encore, à des machines sans aucune pièce mobile, donc purement électroniques ? Certes. Et ce fut l'Eniac, de Goldstine, à l'Université de Philadelphie, en 1944. Au lieu de relais, des tubes électroniques ; dès lors, la transmission est instantanée ; l'inertie des organes est nulle. Un tube électronique ne peut-il pas distinguer jusqu'à un million de signaux par seconde ? On voit aussitôt les avantages révolutionnaires que la technique électronique apporte ici comme partout. Et, en effet, la rapidité de l'Eniac fut telle que ses auteurs purent se flatter de calculer la trajectoire d'un obus en moins de temps qu'il ne met pour arriver à son but !

Mais, en cela, rien de magique : selon les mêmes principes de la totalisation de mouvements élémentaires d'une roue dentée, on enregistre des impulsions électriques. Le seul progrès vient de la rapidité électronique, de la technique donc, non du principe. Néanmoins, dans leur réalisation pratique, les grosses machines électriques comportent quelques solutions particulières. Nous les verrons une autre fois.

Pierre DE LATIL.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 60