Qui dira pourquoi les souvenirs de jeunesse sont si vivaces
dans la mémoire des hommes ? Nous pourrions tous donner des explications
plus ou moins bonnes, sans doute, et qui n'auraient ici, je pense, que bien peu
d'importance, mais il n'en demeure pas moins vrai que ces moments marquants à
l'aurore de la vie restent gravés dans la cire vierge de notre intelligence
comme s'ils l'avaient été dans l'acier le plus dur.
Aussi, je peux sans peine évoquer ce temps lointain de nos
débuts, où nous avions formé avec mon frère un petit équipage d'une quinzaine
de chiens, avec lesquels nous chassions des lièvres.
C'était à la fin de l'autre guerre ; en une époque plus
calme nous aurions pu, comme tant d'autres de nos devanciers, faire nos classes
et apprendre le rudiment en suivant quelques bons équipages, excellent exercice
pour des débutants qui, sous la direction de mentors bienveillants, arrivent
vite à s'assimiler les finesses du métier.
Mais nous fûmes appelés à nous livrer à d'autres jeux, de
ces jeux qui, hélas ! ne sont pas faits pour rendre les hommes — surtout
les jeunes — doux et tendres, car la guerre, puisqu'il faut la nommer, est
une chose vilaine et dure ; ce ne sont pas mes compagnons d'armes qui me
contrediront.
Quittons donc ce sujet pénible, évoqué ici seulement pour
expliquer notre manque absolu d'expérience ; nous n'avions pour nous que
d'avoir été élevés dans un milieu de veneurs et d'avoir des origines de
chasseurs, ce que l'on pourrait nommer en somme : un bon pedigree ...
Nous allons maintenant suivre cette jeune meute et ses
jeunes maîtres, dont l'un a vingt-trois ans et l'autre vingt et un, le valet de
chiens — pour faire une moyenne — en ayant tout juste vingt-deux.
C'est vous dire combien il faudra être indulgent pour toute
cette terrible jeunesse dont le maître d'école, heureusement écouté, est un
chien de six ans : Baliveau.
Il n'est pas dans mes intentions de vous conter nos nombreux
déboires, nos retraites manquées, nos chiens perdus, les changes successifs ...
tout cela n'altérant en rien notre solide enthousiasme.
Nous avions pris un lièvre dans notre première saison, mais
un lièvre qui devait avoir des restes d'une forte colique de plomb (car on
chassait à tir sur notre secteur) pris en une heure quarante ; succès qui
ne se renouvela pas.
Toutefois, l'année suivante, quelques jeunes chiens
commencèrent à bien chasser. L'ensemble marquait plus de sagesse depuis que
nous aussi devenions plus calmes. Le mois de novembre vit nos premiers succès,
et nous avions sonné deux fois l'hallali. Mais il fallut attendre le début de
février, qui nous apporta comme une consécration, c'est-à-dire trois prises
consécutives en trois chasses et dans la même semaine.
Nous chassions, en principe, à jours fixes, le mardi et le
vendredi. À notre premier découpler, nous lançons un lièvre que nous chassons
trois quarts d'heure très bien ; il fait alors un assez long défaut et les
chiens lancent un lièvre (un change, nous nous en aperçûmes plus tard), mais
qui fut pris très gaillardement en trois heures. Le vendredi, après avoir trôlé
un bon moment sans rien rencontrer, nous attaquons un bon bouquin, qui est pris
de volée en un peu plus de deux heures.
Vous nous voyez d'ici ... Curées, fanfares, voyages
chez le naturaliste, pour faire monter les têtes de nos prises, et chez le
graveur, afin que la date de nos succès soit marquée dans le cuivre, projets
d'avenir, invitations, enfin la parfaite euphorie.
Et comme, le dimanche suivant, il faisait un temps
favorable, ne doutant plus de rien nous décidions de chasser l'après-midi.
Malgré nos efforts il nous fut impossible, à cause des obligations dominicales,
de découpler avant deux heures et demie, c'est-à-dire très tard ; trop
tard, surtout que la chance semblait nous avoir abandonnés et que, foulant dans
un bois généralement vif en lièvre, nous frôlions maintenant sans entendre un
coup de gueule, sans voir un chien se rabattre sur une voie. Du reste, notre
petite meute quêtait sans grand enthousiasme ; il faisait chaud, la terre
était sèche : « Nous perdons notre temps, dis-je assez aigrement.
— Pourquoi ? répondit mon frère qui voit toujours
tout en rose, tu le sais bien : Jamais deux sans trois. »
Ce n'est qu'à trois heures dix (notre livre de chasse en
fait foi) qu'un petit lièvre gris déboule dans une taille sous le nez d'un
jeune chien à sa deuxième sortie officielle et qui manque s'étrangler
d'étonnement d'abord, et de rage ensuite. Tout rallie dans un à-vue
étourdissant. Nous avions déjà assez de métier pour savoir que, souvent, un
semblable début n'est pas une bonne attaque et nous essayons de calmer nos
chiens, mais sans résultat car, après un parcours de 500 mètres peut-être, ils
s'emballent, surallent la voie et perdent à plat :
« Joli début, hein ? Je te répète que nous
gaspillons notre temps à plaisir ; regarde l'heure. Que peut-on espérer ?
— Bah ! rétorque mon frère toujours optimiste, puisqu'on est parti ... »
Après un moment, où nous laissons la meute travailler à sa
guise, je fais signe à La Jeunesse d'effectuer un retour avec ses chiens :
« Et sans rien leur dire surtout ; tu vois qu'ils sont comme des
fous. »
J'exagère un peu, car ils paraissent plus calmes, ils
requêtent assez sagement et Baliveau — toujours lui — reprend la voie
en arrière. Les chiens, bien rameutés, s'enfoncent à beau bruit dans un nouveau
boqueteau.
Nous chassons une heure sans rien de bien marquant, sauf que
ce pauvre Baliveau quitte la meute, boitant à jambe cassée. Il a la sole
coupée, par un tacot ou un silex, et a beaucoup de peine à suivre. Nous
décidons de le faire conduire à une ferme pas très éloignée par La Jeunesse, et
nous le reprendrons ce soir. L'homme essayera de rejoindre comme il pourra,
mais nous voilà sans clef de meute et sans piqueux. Cela ne va pas mieux ;
Jean, l'optimiste, en convient enfin, il parle d'arrêter, de sonner la rentrée
au chenil : « Ah ! non, nous n'allons pas rompre des chiens en
bonne voie sans raison ; je te ressers ta phrase : Puisque nous
sommes partis ... »
Et, en effet, nous étions bien partis ; la voie devait
être dans cette fin de soirée excellente ; les chiens chassaient
régulièrement, bien que plus lentement, car notre animal avait profité de ces
incidents pour gagner au pied et prendre de l'avance. La nuit approchait, nous
n'avions guère plus d'espoir, surtout que maintenant nous étions en balancer
dans un grand labour sans portées et parfaitement hostile. Les chiens s'étaient
égaillés pour des recherches actives, cependant sans donner un coup de gueule,
ce qui indiquait un de ces bons défauts comme en ont si souvent les équipages
de lièvre. Je le voyais venir, ce défaut, presque avec soulagement, mais voici
un récri, puis un autre, et la chanson reprend, un peu confuse sans doute, mais
bientôt plus ardente, et nous voici de nouveau en plein bien-aller.
Et c'est presque à la nuit close qu'il se fit pincer en
forme par le jeune chien qui l'avait lancé. Il était cinq heures dix. Il était
temps.
Et mon frère, toujours optimiste et qui n'a pas le triomphe
modeste, répétait d'une manière terriblement agaçante :
« Jamais deux sans trois. »
Guy HUBLOT.
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