Je n'entends point raconter une chasse en Amérique du Sud.
Ce pays n'est pas à ma portée. Mes dindons sont domestiques, et, au surplus, ce
sont des dindons chasseurs et non des dindons chassés. Voire ! aurait dit
Panurge. Exactement !
Voici les faits : le 18 octobre 1951, accompagné
du sympathique gendarme B ..., faisant fonction de brigadier dans ma
commune, et de l'honorable M. G ..., garagiste, qui, avec sa
générosité coutumière, nous avait offert l'hospitalité de sa forte voiture,
j'étais parti faire une rapide chasse aux alouettes dans la vallée de la
Bièvre. Un temps aussi peu propice que possible : brouillard intense et « bise
noire », une température bien moins que tiède. Les confrères penseront qu'on
ne s'embarque pas pour chasser l'alouette dans des conditions pareilles. Nous
pensions tous les trois comme eux, mais victimes, le premier, des exigences
professionnelles, le deuxième, du devoir avant tout, le troisième, de clients
toujours pressés, nous ne pouvions chasser un autre jour, et ce jour d'autres
heures. C'est à remarquer, soit dit en passant, que, chaque fois que l'on
organise à plusieurs une partie de chasse, il survient toujours un imprévu
fâcheux gâchant tout au dernier moment, quand, par hasard, il n'en tombe pas « comme
le doigt ». Quoi qu'il en soit, personne ne discutera, je pense, le
témoignage de compagnons aussi sérieux. Les alouettes, assez nombreuses, ne
pipaient mot, mais filaient raide et haut, laissant entendre par là, à leur
manière d'oiseaux volages, que cette chasse au « cul levé » manque de
correction lorsqu'on ne sait pas conserver ses distances. Que de sagesse dans
ces petites cervelles !
Bref, la chasse s'annonçait mauvaise. Elle ne fut que
médiocre. Handicapés par l'âge, le froid et autres impedimenta dans la
gymnastique classique des gros dos, pivotages sur les genoux, coups du roi,
etc., nous fûmes, M. G ... et votre serviteur, rapidement surclassés
par le jeu étincelant de notre collège le Fe-Fe (faisant fonction, en abrégé
militaire), rapide comme une flèche, léger comme une gazelle, tenace autant que
le percepteur et doué des yeux d'une voyante extra-lucide. Pour excuser ma
maladresse, je ne pouvais m'empêcher de mettre en comparaison de cette fougue
ma souplesse de verre de lampe et mes yeux fatigués. Je me rappelais aussi les
chasses d'il y a quarante ans. Les alouettes, il est vrai, beaucoup plus
nombreuses et moins farouches, levaient le « chose » d'infiniment
plus près.
Bref, je fus tiré de ces réflexions mélancoliques par un
appel en coup de sifflet : « Venez chercher par là, au lieu de rester
sans rien faire. » J'obtempérai de toute la vitesse de mes vieilles
jambes. La crainte d'être supposé faire rébellion me donne parfois des ailes.
Peine perdue. « Une de plus pour l'épervier », pensions-nous à deux. À
ce moment précis du désespoir arriva en gloussant un imposant troupeau de
dindons conduits par un jeune berger aux joues cirées par le vent.
— C'est par là ? interrogea-t-il en braquant sur
le point piétiné un solide gourdin, sa gentille houlette de coureur de plaine ;
je vais vous la trouver en moins de rien.
Et un duo rapide s'engagea avec la « Prévôté »,
toujours curieuse de s'instruire, au détriment du pauvre monde.
— Pas sûr, mon bleu !
— Si, sûr, m'sieur ! Morte ou blessée, à moins
qu'elle soit restée en l'air ... J'ai rien vu, moi.
— Dis donc, gamin !
— Laissez faire mes bêtes, alors !
Et il poussa ses « glou-glou » dans nos jambes. Ce
ne fut pas long. Un cercle de plumes brillantes. Des cous rouges tendus comme
des triques, au bout des cous des becs visant avec obstination les pieds du
gendarme ...
— Vous marchez dessus, pardi ! m'sieur, c'est pour
ça que vous ne la voyez pas ... Vous avez de grands pieds ! Et le
gamin tendit l'oiseau prestement gobé.
— Tu dois en trouver pas mal le lundi, alors !
— Oh ! oui, m'sieur ! La semaine aussi. Tenez !
en voilà une tuée d'hier ! ... Elle est encore raide. Certains jours,
j'en trouve une bonne sauce, des fois dix, douze, même plus. Tous les jours
j'en ai. J'ai même trouvé une grosse caille et trois lièvres vivants depuis
l'ouverture.
— Des lièvres vivants ?
— Eh ! oui.
— La caille aussi ?
— C'est pas difficile, m'sieur ! Les dindons font
le rond et crient tous à la fois ; la caille n'a rien bougé, les lièvres
non plus ... Alors, je leur ai fiché à tous un coup de bâton. C'est gros
commode pour les prendre ...
Et le gosse se prit à rire aux éclats.
— Je comprends, de vivants, tu les a faits morts ...
— Eh ! oui, m'sieur !
» Nos dindons font mieux l'arrêt qu'un chien ;
j'en ai cent cinquante, je les mène où je veux ... Ils vont aussi vite que
vous, vous savez ...; quand ils ont passé, vous pouvez être tranquille
qu'il n'y a rien. »
Sur quoi, gamin et troupeau allèrent chercher leur vie plus
loin dans les « troubles ».
On conviendra que ce mode de chasse est assez original.
Indiscutablement, il offre des avantages. Aucun bruit, pas
de fusil, économie inégalable de munitions ; une meute docile se
nourrissant toute seule ... et bonne à manger en toute saison, un permis
délivré gratuitement à la foire d'Empoigne, enfin un rendement des plus
intéressant. Récapitulons : trois lièvres, une caille, une centaine
d'alouettes pour le moins. Qui dit mieux pour la saison ? Et a-t-on songé
à ce petit détail : la possibilité de fixer soi-même les dates d'ouverture
et de fermeture de la chasse sans discussion préalable avec les départements
voisins, en manœuvrant tout simplement la clef du poulailler.
Après tout, quel reproche faire ? Moyen illicite ?
Non ; le législateur n'a pas prévu le dindon. Arme prohibée ? Non ;
tout le monde peut avoir un bâton et la loi ne définit pas le diamètre du
bâton. Action de chasse ? C'est plus discutable (et le flagrant délit me
paraît bien difficile à sanctionner dans ces plaines où un homme se voit à un
kilomètre). Le berger a le droit de défendre son troupeau contre tout ce qui
trouble sa quiétude. C'est vrai pour les moutons, en tout cas, et Dieu sait si
les pâtres en montagne savent les défendre contre les perdrix, les coqs de
bruyère, les grives, les marmottes, les lièvres et les chamois.
Alors quoi ? Le système ? Le système D, de
légendaire réputation, ne fait l'objet d'aucun texte de loi.
Au fond, il ne reste de compromettant en soi que ce fameux « coup
de bambou ». Tout l'art ne consiste-t-il pas à savoir le donner sans
jamais le recevoir, et ne conseille-t-on pas à ceux qui l'ont reçu de ne jamais
le laisser voir ?
C'est bien là qu'est toute la subtilité de cette véridique
histoire.
J. LEFRANÇOIS.
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