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Ravitaillement

Garrigue, Sylvain Garrigue, ci-devant agent des Finances de la République au canton de Chose-sur-Rivière, ramassa ses papiers épars sur la table du bistro toute maculée des cercles violacés laissés par les fonds de bouteilles. Il y avait des mois et des mois que, dès le premier jour de la guerre, il s'était trouvé ipso facto, et de par ses fonctions domaniales, promu au rang de secrétaire-comptable de la Commission L. H. 11, ayant dû extraire du tréfonds d'un tiroir de son bureau l'« Instruction sur le ravitaillement de l'armée », qui y dormait depuis vingt ans. Et sa comptabilité administrative s'était accrue de celle des bovins, porcins, ovins, foin, paille et autres denrées nécessaires d'abord aux besoins de l'armée, puis, quand celle-ci eut, hélas ! en quelques semaines, fondu comme neige au soleil, au ravitaillement des populations civiles pillées par l'occupant.

On avait fait deux wagons de bovins ; ainsi nommait-on les pauvres « gorres » étiques amenées par les paysans des alentours, et juste bonnes pour « la saucisse ». Toute la matinée, on les avait pesées, palpées, estimées, puis embarquées. Non sans incidents, toutefois ; notamment, la fuite éperdue de l'une d'elles, échappée sur la voie ferrée, et qu'il avait fallu poursuivre à grands cris, tel le taureau lâché lors d'une « abrivade » dans un village de Camargue.

Après un dernier « canon » (c'est toujours le dernier), la commission venait de clore la séance : Lamure, président dévoué et rougeaud ; Basset, l'expert, qui vous avait un coup d'œil extraordinaire pour estimer le rendement d'une vache et un doigté comme pas un pour en palper côtes et croupion, et le père Bilou, courtaud et moustachu, bien brave homme aujourd'hui défunt, et qui, à chaque séance, y allait de sa chanson favorite, dont on reprenait en chœur le refrain, scandé sur la table à grands coups de fourchette ou de manche de couteau :

« V’là les poilus,
V’là les poilus,
Ceux de l'Yser, ceux de Verdun, ceux des Hurlus,
Choisis celui qui te plaira,
Et si tu l'aimes, oui, Lison, il t'aimera. »

Car, tous les quatre, ils avaient fait l'« autre », la dernière, et n'en avaient pas encore, eux qui l'avaient vécue, perdu le souvenir.

Un coup de téléphone alerta le taxi qui devait ramener tout le monde à domicile. Seul, Garrigue (Sylvain) habitait le chef-lieu de canton voisin et devait rentrer par ses propres moyens. Ce dont, soit dit entre nous, il ne pleurait pas, car, passionné de chasse, il en profitait alors pour faire suivre chien et fusil et partir à travers champs. Ce qui lui permettait de ravitailler à son tour de quelque pièce de gibier le garde-manger familial. Ainsi avait-il décidé, ce jour-là, de profiter du taxi et d'aller terminer sa journée au marais.

On but, avant de partir, une autre ultime tournée ; et l'équipe, consciente et fière du devoir accompli, se casa, chien y compris, comme elle put, dans le vieux tacot qui servait à ses déplacements.

Il était déjà trois heures de l'après-midi, et octobre touchait à sa fin. Mais la journée était merveilleusement ensoleillée et le chasseur avait encore pas mal de temps avant de prendre le car du soir qui le ramènerait chez lui. En route, on laissa d'abord l'expert ; puis, à Saint-Julien, le père Bilou. Après le pont qui enjambe le ruisseau venant de la montagne, notre chasseur prit congé du président et, à travers les gravières, coupa droit vers les marais.

À la limite des terres, de grands peupliers flamboyaient au soleil de toutes leurs feuilles d'or déjà éclaircies. Plus loin, dans l'île, les taillis de vernes mettaient leur note sombre ; et, plus à droite, les grands pins, immobiles, dressaient leur tête dans l'azur du ciel où tournoyaient quelques rapaces en quête d'une proie pour le repas du soir. À l'horizon, au delà du fleuve qui descend à travers la plaine, tout en haut de la côte, on apercevait les premières maisons du bourg, dont, par instant, le carreau d'une fenêtre tournée vers le couchant jetait un bref et vif éclat.

Sous le grand talus, à l'abri et au bon soleil d'automne encore chaud, des pêcheurs étaient là, lignes calées, à l'affût des carpes, perches et autres poissons qui foisonnent dans ce coin. Il les connaissait tous, car c'étaient toujours les mêmes amoureux de l'eau, pêcheurs et chasseurs, qui se rencontraient là. On le connaissait bien, lui aussi, barboteur acharné et infatigable, toujours à traîner, par tous les temps, ses grandes bottes pesantes à travers la vase, les joncs et les roseaux à la poursuite du gibier. Son chien, bien connu aussi, était déjà en action. Dans le fouillis des grandes touffes qui baignent dans l'eau, face au talus, il suivait le gibier coureur qui se dérobait devant lui, tandis que son maître, posté en bordure, attendait, l'arme prête. Les pêcheurs regardaient, amusés, et voyaient parfois plonger quelque poule d'eau. Enfin, une s'envola au ras de l'eau et tomba non loin du bord. Le chien, à la nage, alla la prendre, laissant derrière sa belle tête claire un long et double sillage. Quelques instants après, une autre suivit. Puis une troisième, ayant plongé sous le nez du chien, alla émerger au beau milieu de l'eau calme, à une trentaine de mètres, se croyant probablement bien en sûreté. Mais une gerbe de grenaille l'entoura, et elle vint rejoindre les deux premières. Ma foi, ça commençait bien puisqu'un quart d'heure s'était à peine écoulé et que Garrigue (Sylvain) avait trois oiseaux dans son sac.

Un confrère, qui passait en barque et avait chassé en vain depuis le matin, demanda aide et assistance pour le sauver de la triste bredouille. Ce ne fut pas long. Barbotant dans les grands de bordure, le chien lui envoya deux poules qu'il abattit sans peine. Heureux, il remercia Garrigue, et celui-ci continua alors sa chasse vers le fond du marais. Un râle, oiseau bien dur à lever, fit travailler le chien un long moment. Il finit, tout de même, par prendre l'essor ; sa silhouette brune glissa au ras des osiers, faisant un petit vol de quelques mètres à peine, suffisant, toutefois, pour recevoir le plomb juste au moment où, pattes pendantes, il allait se remettre dans une grande touffe. Deux ou trois bécassines, très sauvages, quelques grives ou merles, se levèrent encore devant le chasseur, sans laisser cependant de victimes. Haut dans les nues tournoyaient des vanneaux que le soir ramenait toujours vers les marécages, où retentit parfois, dans la brume du crépuscule, leur sifflement si doux. Les pies commençaient à quitter la plaine pour aller se brancher, avant la nuit, dans les bois voisins ou les grands peupliers qui bordent le marais. Et les troupeaux quittaient les prés et les gravières pour regagner les étables proches. L'air fraîchissait tandis que le soleil baissait à l'horizon derrière les collines. Les pêcheurs avaient, pour la plupart, quitté leur place accoutumée. Seuls, quelques attardés restaient encore, donnant un dernier coup dans l'espoir d'accrocher une dernière prise.

Il fallait rentrer : alors Garrigue, Sylvain Garrigue, ci-devant agent des Finances de la République et secrétaire-comptable, se hâta, dans le soir qui venait, d'aller prendre place dans le car qui devait le ramener à Chose-sur-Rivière. Trois poules d'eau, un râle : le ravitaillement était assuré pour le lendemain.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°660 Février 1952 Page 76