Plus peut-être que les animaux domestiques, « les bêtes
que l'on dit sauvages » ont des façons d'agir qui nous déconcertent. Voici
un exemple qui peut donner matière à réflexion sur le comportement des
crocodiles vis-à-vis de ceux qui les gênent.
En A. O. F., dans un poste situé en bordure d'une
grande rivière où la marée de l'océan Atlantique se faisait sentir, j'occupais
mes loisirs à la chasse ; le gibier abondait, mais je m'acharnais surtout
à la destruction des crocodiles qui pullulaient dans la région. Je surveillais
notamment un couple de ces reptiles prenant leurs ébats toujours au même
endroit.
Une presqu'île en miniature aux basses eaux et que la marée
montante transformait en îlot me servait d'affût.
Camouflé le mieux possible, armé de ma carabine, je guettais
la venue de ces deux animaux et leurs mouvements.
Par temps calme, le processus de leur apparition sur l'eau
ne variait pas : émergement très lent et très prudent des yeux, des
narines puis du crâne, et parfois d'une partie du dos.
Malgré ma virtuosité de bon tireur — je ne me flatte
aucunement — je les avais manqués par deux fois.
Le tir sur l'eau, quand on se rapproche de l'horizontale,
est très décevant, surtout sur des cibles essentiellement mobiles dans le sens
vertical — véritables flotteurs de ludion.
Un jour que la marée me cernait dans mon îlot, l'un des
crocodiles parut ; il s'approcha beaucoup plus près que d'ordinaire et,
sans se départir de sa prudence innée, il se montra avec une insistance
particulière. J'avais déjà épaulé par trois fois, et par trois fois il était
disparu à temps.
Son compagnon habituel ne se montrait toujours pas, mais ce
jeu de cache-cache ne me déplaisait pas, j'étais bien décidé à patienter,
attendant le moment où je pourrais placer une balle au bon endroit. Soudain
j'eus la désagréable sensation, ou, mieux, le sentiment d'une présence derrière
moi.
Ce fut instinctif ; je me retournai et je vis un
crocodile qui, à demi submergé par le flux, s'avançait sur moi. Le niveau de
l'eau ne lui permettait pas de nager, il marchait. Avec une rapidité dont le
souvenir me déconcerte encore, je l'arrêtai d'une balle dans la tête à moins de
dix pas, puis, l'ayant achevé d'un second coup de carabine à bout portant, je
repris mon affût avec une certaine nervosité ... je puis dire émotion.
J'attendis longtemps avant de voir évoluer puis disparaître
le double périscope du complice. Par la suite, malgré les appâts qui furent
lancés, je ne revis jamais de crocodile dans ce coin.
L'agression était parfaitement dessinée et je m'explique
ainsi ce petit drame : trop souvent dérangé, le couple de crocodiles avait
conçu le projet de se débarrasser du gêneur — moi, en l'espèce.
Pendant que l'un d'eux m'occupait par des démonstrations
nautiques, l'autre opérait par derrière ; avec quel espoir ?
Conception et exécution d'un plan, tout y est; ce n'est pas là de l'instinct,
mais de l'intelligence, du raisonnement logique, du calcul si l'on veut !
Problème que je ne saurais résoudre.
Ma victime avait un peu moins de quatre mètres de longueur ;
elle fut empaillée et, lors d'un de mes congés en France, on la remisa dans un
coin de magasin, où elle servit de demeure à une tribu de souris.
MENGARDE.
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