Les crustacés et, en particulier, les crabes nous ont permis
de raconter quelques « histoires naturelles » (1). Nous allons
terminer ici cette petite revue, oserons-nous dire, décapodique en narrant, et
en expliquant, l'aventure du crabe qui s'ampute lui -même.
Il arrive souvent que l'on rencontre des bêtes de la mer à
qui manque une patte, ou un appendice, ou même une partie du corps, et qui ne
s'en portent pas plus mal, et que l'on voit même en train de réparer
l'amputation par une régénération des tissus. Et chacun de penser que la bêle à
dû être « mangée » par une
autre. Non, le plus souvent, il s'agit d'un sacrifice volontaire — ou,
plus exactement, réflexe — que l'animal a fait d'une partie menacée de son
individu. En somme, la « part du feu » dans un combat vital.
Prenez un crabe, un vulgaire « tourteau » (Cancer
pagurus) à corps ovale et grosses pinces, ou un « crabe enragé »
(Carcinus moenas) à corps pentagonal et à plus petites pinces, ou un Pachygrapsus
marmoratus, à peu près le seul que l'on voit sur les rochers de Provence.
Quand nous écrivons « Prenez un crabe », nous
avons tort. C'est à peu près l'histoire de l'oiseau qui s'attrape facilement,
très facilement, à la seule condition qu'on lui mette un peu de sel sur la
queue. Toute l'affaire est justement que, si on prend un crabe par une patte,
la patte vous reste dans les doigts ; et le crabe s'en va, tout guilleret,
nullement affecté par cette amputation. Vous n'avez pourtant pas l'impression
d'avoir beaucoup tiré dessus. Alors, comment a-t-il pu s'arracher ainsi une
patte ?
Vous le rattrapez ; vous le prenez par une autre patte,
ou par la pince cette fois. Inutile ! Il vous laisse encore son membre en
otage et s'en va. On raconte l'histoire du crabe qui finit par ne pas s'en
aller : c'était parcs qu'il venait de sacrifier sa dernière patte !
Examinons l'objet du délit : les « articles »
qui le composent sont fort solides ; mais une substance plus molle, jaune,
les réunit.
Tirons sur les deux extrémités de l'une de ces pattes qui
nous sont restées dans les doigts. C'est beaucoup plus dur que nous ne
pensions. Pour le faire céder, il faut déployer une bien autre force que n'a pu
en fournir l'animal qui n'a paru faire aucun effort pour s'échapper. Et quand
nous parvenons à la rupture, c'est évidemment entre les articles, dans la
partie jaune à peine cornée, que nous l'obtenons.
Regardons l'autre cassure, celle qu'a faite le crabe.
Surprise : elle s'est produite en plein au milieu d'un article, dans la
partie la plus dure. Bien mieux, toujours dans le même article : le
deuxième en partant du corps. Tout cela semble mystérieux et mérite une petite
enquête, c'est-à-dire de petites expériences.
Suspendons un poids à la patte d'un crabe mort. Nous
n'obtiendrons pas la rupture, du moins pas facilement : il nous faudra en
arriver à dépasser cent fois le poids de l'animal. Et le point faible sera
toujours une des jointures.
Maintenant, attachons un crabe vivant à un clou
planté dans une planche ; mais attachons-le délicatement, par un
fil noué avec soin, pour que la patte ne soit pas serrée. Effrayons l'animal ;
ou bien affamons-le et présentons-lui de la nourriture hors de sa portée. Il
essayera de fuir, il tirera désespérément sur le fil et ne réussira pas à
s'évader.
Du coup, nous n'y comprenons absolument plus rien. À moins
que nous n'admettions qu'il y a là un tout autre phénomène que la banale
rupture par traction. Ce phénomène a été étudié par Léon Fredericq, célèbre
physiologiste belge, en 1882, et justement sur le crabe ; il a été baptisé
par lui « autotomie », du grec « autos », soi-même, et « tome »,
coupure.
Ce n'est pas une faculté volontaire, car le crabe a beau
vouloir s'en aller, prisonnier d'un clou et d'un fil, il ne peut pas faire
jouer l'autotomie. C'est une activité « réflexe », due à une excitation
d'un nerf, qui provoque automatiquement, nécessairement la coupure.
Quelle est l'excitation qui la déclenche ? ...
L'expérience du fil à la patte va nous le montrer. Au lieu d'attacher ce fil
délicatement, serrons-le. Aussitôt, la patte casse net, toujours en plein
milieu du second article. C'est donc le serrage et non la traction qui
détermine la cassure. Ce qui, remarquons-le, répond exactement aux exigences de
la vie du crabe ; jamais il ne sera pris par un fil à la patte ; par
contre, ce qu'il risque journellement, c'est d'être happé par une gueule
quelconque ; alors, automatiquement, sans que lui-même ait à seulement le
vouloir, dame Nature se charge de le sauver : elle coupe la patte serrée
et la laisse dans la bouche ennemie. C'est simple, mais ... il fallait y
penser.
Une dernière expérience va le confirmer. Au crabe prisonnier
qui tire désespérément sur son fil, pinçons une autre patte ; elle
se brisera net ; mais celle dont la rupture l'aurait délivré demeurera
intacte. Nous sommes donc bien en présence d'un acte où n'entre pas la moindre
parcelle d'intelligence, d'un acte purement réflexe.
Comment joue exactement ce mécanisme ? ... Léon Fredericq
l'a totalement éclairci. La cassure se fait toujours exactement au même point,
pour une certaine patte d'une certaine espèce. Elle est due à l'action d'un
muscle ou, plus exactement, de deux muscles, l'un extenseur l'autre
fléchisseur, qui brisent la carapace par une double traction en levier.
Le mécanisme est en effet supprimé si l'un des tendons de ces
muscles est coupé. Il l'est d'ailleurs tout autant si la voie nerveuse
centripète (c'est-à-dire allant vers les ganglions centraux) est coupée ; et
aussi lorsque la masse ganglionnaire ventrale du crabe est détruite ; et
aussi lorsque la voie nerveuse centrifuge, celle qui, des ganglions, va vers
l'extérieur, n'est pas intacte.
Donc : une excitation du nerf sensitif (centripète)
gagne le ganglion sur lequel elle se réfléchit (d'où le nom de « réflexe »
donné à tous les actes de ce genre) et revient par le nerf moteur (centrifuge)
qui commande certains mouvements, toujours les mêmes, aux muscles extenseurs et
fléchisseurs d'une certaine articulation, lesquels déterminent, une cassure à
un certain point de la carapace.
Étudié sur les crabes, le phénomène d'autotomie se retrouve
à peu près chez tous les arthropodes, et même dans bien d'autres ordres
zoologiques.
Pierre DE LATIL.
(1) Voir Le Chasseur Français d'octobre, novembre,
décembre 1951.
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