Accueil  > Années 1952  > N°661 Mars 1952  > Page 133 Tous droits réservés

Le tir de chasse devant les chiens

La bécassine

En disant (1) qu'à chaque changement d'humeur de la bécassine correspondait un départ différent, nous entendions par là : un départ différent non pas dans son principe, mais dans les variations de son exécution.

Les crochets sont toujours de la fête ; la folle énergie de sa vitalité conserve sa classe particulière ; seulement la hauteur de son vol au-dessus des herbes ou de l'eau n'est pas obstinément la même. Sa manière de foncer dans le vent non plus. Elle s'orne de fioritures qui ne permettent pas, aux angles de tir qu'elles créent, de conserver de bonnes petites habitudes bien régulières qui laissent le loisir de les classer, de les étudier et de les ressortir sans surprise, au moment opportun.

En un mot, la bécassine renouvelle, quand il lui plaît, ses moyens de défense par de petits détails, comme elle reproduit en plein vol des séries de crochets sans aucune raison visible de se placer sous leur protection.

C'est pourquoi, depuis l'époque lointaine où nous sommes entrés en relations suivies avec les bécassines, notre étonnement ne s'est jamais émoussé en entendant signifier — généralement par des chasseurs malheureux — que leur tir n'est qu'une affaire d'habitude, ou bien un « coup à attraper ».

En ce qui concerne les chasseurs désappointés, « qui ne savent pas », une telle affirmation en forme d'excuse à fleur de peau peut s'absoudre ; mais de la part de ceux qui « savent » et qui pratiquent brillamment, nous n'arrivons pas à comprendre ! ... Le goût de la logique et du bon sens vous joue parfois de mauvais tours !

Qu'à force de chasser la bécassine on prenne l'habitude de ses comportements, et qu'on se familiarise avec l'ambiance dans laquelle on la trouve : c'est certain. Quant au « coup à attraper », qui semble représenter le fin du fin des panacées légendaires, c'est autre chose ! ...

« Attraper le coup », mais quel coup ? Celui du roi, ou celui du lapin ? ... Ce petit mot contient tous les sens les plus indéfinis pour exprimer à merveille ce qu'on ne peut pas formuler ; et, à force de vague entourant une intention précise, il ne signifie plus rien du tout.

Présentement, sa meilleure traduction se rencontre dans le terme très net de cadence : mesure régulière de divers mouvements coordonnés, étroitement tributaire du terrain sur lequel on cherche l'aplomb dont son exécution dépend, afin que rien ne la vienne accrocher en cours de route, et qu'on puisse ainsi la marier raisonnablement au jugement.

Elle gouverne, mais son autorité n'atteint sa plénitude qu'au cas où le tireur dispose d'une position normale. Or, comme il n'est pas dans les façons du marais de présenter, sur un plateau d'argent, des positions en or, même aux plus grands de ce monde, il ne peut pas être question d'exiger de la cadence la régularité qui fait, en même temps, sa force et sa raison d'être. Le moindre retard que des circonstances incommodantes infligent à son horlogerie la dérèglent momentanément et, comme le tir de chasse n'est bâti que sur le moment immédiat, toutes les espérances en son infaillibilité tombent à plat.

On s'habitue — nous le répétons encore, car la chose en vaut la peine — au comportement général des bécassines ; cependant on est toujours obligé d'en surveiller attentivement les compléments primesautiers. Il ne vaut rien, devant un pareil objectif, de se fier à des habitudes enracinées, à des réflexes dépassant les bornes de l'inconscience qui leur est fixée. Sinon, ces derniers, lorsqu'ils atteignent ce degré, ne demandent pas mieux que de damer le pion à la part de jugement qui vient, sans qu'on la prie, et si fragmentaire soit-elle, se mêler à une intuition particulière.

Sans en avoir l'air, le tir de la bécassine est un acte de réflexion chargé d'une rapidité débordante, qui a tous les dehors de la seule intuition.

S'il suffisait simplement « d'attraper le coup » pour la bien tirer, on deviendrait une vulgaire machine, infaillible et irréfléchie. Bel agrément qu'une routine s'alourdissant sous le poids des jours ! L'art et le plaisir n'y résisteraient guère.

Heureusement il n'en est rien. On « n'attrape pas le coup » parce qu'il ne peut pas être question de l'attraper pour l'accomplissement d'un acte qui n'est pas complètement automatique. L'insaisissable n'a pas composé de méthode divulguant les moyens de le prendre. On porte ou l'on ne porte pas en soi la manière de répondre opportunément à n'importe quelle occasion de tir, sans tomber dans la spécialisation, ce qui n'est pas du tout la même chose.

On a même été jusqu'à dire, pour justifier la légende du « coup à attraper », que le tir de la bécassine s'identifiait au tir du pigeon à la boîte.

Hérésie, ton impudence se porte décidément comme un charme ! ...

S'il est vrai que la façon s'apprend de tirer en jetant le coup, à une hauteur donnée, au-dessus d'une boîte éloignée d'un nombre de mètres dont on est assuré — boîte dont on ordonne soi-même l'écrasement, — il n'en est pas de même quand il s'agit du tir des bécassines, qui n'a pas de données certaines. D'ailleurs, en aurait-il, que la planche de tir offerte par le marais rendrait tout aussi bien la comparaison impossible. Avec la meilleure volonté qu'on puisse mettre à prendre ses désirs pour des réalités, on n'arriverait jamais à étayer ses références sur une preuve convaincante parce que, de mémoire de tireurs, on n'a jamais vu, au tir aux pigeons, la moindre épreuve où le tir à la boîte se pratiquait sur un pied, ou tout au moins dans une position de déséquilibre quelconque !

En dehors de ce qu'il est impossible de réunir les mêmes conditions pour le tir à la boîte et pour celui de la bécassine, absolument rien n'assure qu'un virtuose du premier tir doive se montrer, par voie de conséquence, d'une classe égale dans le second.

Il nous est advenu, jadis, de présider aux débuts sur la bécassine d'un jeune tireur aux pigeons, gagnant d'un certain nombre de prix, et grand maître du procédé en question.

N'ayant jamais chassé (?) qu'en battue, il semblait fort embarrassé de son fusil — son fusil de pigeons précisément — magnifique instrument d'un poids approprié à ses 78 centimètres de canons, lesquels donnaient des gerbes splendides et marquaient sur le terrain mouillé une distribution comme on n'en voit pas tous les jours.

S'il ne savait quoi faire de son fusil, il ne savait que trop ce qu'il faisait de ses jambes, peu habituées à ce genre d'exercice, et de ses bras tout éberlués de porter sur plus d'une vingtaine de mètres une arme déjà pesante de son naturel.

Malgré les indications d'un bon chien expert en son métier, il ne sut pas une seule fois profiter de son entraînement de tireur à la boîte et ne tua pas une bécassine au long de la journée.

Si cette méthode était le terre-neuve prétendu, il s'y serait raccroché, afin qu'elle le tirât du mauvais pas où l'avait enfoncé une ambiance qui dépaysait ses moyens.

On se tromperait en imaginant qu'une pointe de moquerie acidule cet exemple. Nous avons cité tout bonnement le cas particulier d'un spécialiste du tir à la boîte. Qu'on ne nous charge pas du ridicule de vouloir généraliser. Nous sommes à cent lieues d'insinuer que le tir à la boîte personnifie tout le tir aux pigeons, et que les tireurs aux pigeons ne savent pas tirer la bécassine ! Ce serait une sottise à base de contre-vérité. Ils prennent, au contraire, les premières places parmi ceux qui la tirent le mieux, principalement lorsqu'ils sont venus au tir aux pigeons par la chasse.

Une opinion courante prétend qu'ils n'ont guère de mérite à bien tirer, parce qu'ils n'ont pas autre chose à faire : condition dont le commun des chasseurs n'a pas le monopole ! Cette appréciation, qui, pour commencer, est loin d'être prouvée, ne tient pas debout par elle-même, car, si, à notre époque où l'oisiveté a terriblement perdu ses droits, il suffisait de se tourner les pouces pour devenir un grand fusil, on en compterait encore un nombre impressionnant !

Comme tant d'autres hommes en vedette, les tireurs aux pigeons subissent l'absurde manie régnante de juger les gens d'après leur vie privée et leur intelligence, qui n'ont rien à voir avec le mérite ou le talent qui éclaire leur existence publique.

Devant des tireurs dont la moyenne atteint de 85 à 90 p. 100, tout porteur de fusil doit s'incliner sans s'occuper du reste.

Les bécassines sont les premières à le faire ; de mauvais gré, on n'en peut douter, mais elles le font.

Raymond DUEZ.

1) Voir Le Chasseur Français de décembre, janvier et février.

Le Chasseur Français N°661 Mars 1952 Page 133