En disant (1) qu'à chaque changement d'humeur de la
bécassine correspondait un départ différent, nous entendions par là : un
départ différent non pas dans son principe, mais dans les variations de son
exécution.
Les crochets sont toujours de la fête ; la folle
énergie de sa vitalité conserve sa classe particulière ; seulement la
hauteur de son vol au-dessus des herbes ou de l'eau n'est pas obstinément la
même. Sa manière de foncer dans le vent non plus. Elle s'orne de fioritures qui
ne permettent pas, aux angles de tir qu'elles créent, de conserver de bonnes
petites habitudes bien régulières qui laissent le loisir de les classer, de les
étudier et de les ressortir sans surprise, au moment opportun.
En un mot, la bécassine renouvelle, quand il lui plaît, ses
moyens de défense par de petits détails, comme elle reproduit en plein vol des
séries de crochets sans aucune raison visible de se placer sous leur
protection.
C'est pourquoi, depuis l'époque lointaine où nous sommes
entrés en relations suivies avec les bécassines, notre étonnement ne s'est
jamais émoussé en entendant signifier — généralement par des chasseurs
malheureux — que leur tir n'est qu'une affaire d'habitude, ou bien un « coup
à attraper ».
En ce qui concerne les chasseurs désappointés, « qui ne
savent pas », une telle affirmation en forme d'excuse à fleur de peau peut
s'absoudre ; mais de la part de ceux qui « savent » et qui
pratiquent brillamment, nous n'arrivons pas à comprendre ! ... Le
goût de la logique et du bon sens vous joue parfois de mauvais tours !
Qu'à force de chasser la bécassine on prenne l'habitude de
ses comportements, et qu'on se familiarise avec l'ambiance dans laquelle on la
trouve : c'est certain. Quant au « coup à attraper », qui semble
représenter le fin du fin des panacées légendaires, c'est autre chose ! ...
« Attraper le coup », mais quel coup ? Celui
du roi, ou celui du lapin ? ... Ce petit mot contient tous les sens
les plus indéfinis pour exprimer à merveille ce qu'on ne peut pas formuler ;
et, à force de vague entourant une intention précise, il ne signifie plus rien
du tout.
Présentement, sa meilleure traduction se rencontre dans le
terme très net de cadence : mesure régulière de divers mouvements
coordonnés, étroitement tributaire du terrain sur lequel on cherche l'aplomb
dont son exécution dépend, afin que rien ne la vienne accrocher en cours de
route, et qu'on puisse ainsi la marier raisonnablement au jugement.
Elle gouverne, mais son autorité n'atteint sa plénitude
qu'au cas où le tireur dispose d'une position normale. Or, comme il n'est pas
dans les façons du marais de présenter, sur un plateau d'argent, des positions
en or, même aux plus grands de ce monde, il ne peut pas être question d'exiger
de la cadence la régularité qui fait, en même temps, sa force et sa raison
d'être. Le moindre retard que des circonstances incommodantes infligent à son
horlogerie la dérèglent momentanément et, comme le tir de chasse n'est bâti que
sur le moment immédiat, toutes les espérances en son infaillibilité tombent à
plat.
On s'habitue — nous le répétons encore, car la chose en
vaut la peine — au comportement général des bécassines ; cependant on
est toujours obligé d'en surveiller attentivement les compléments
primesautiers. Il ne vaut rien, devant un pareil objectif, de se fier à des
habitudes enracinées, à des réflexes dépassant les bornes de l'inconscience qui
leur est fixée. Sinon, ces derniers, lorsqu'ils atteignent ce degré, ne
demandent pas mieux que de damer le pion à la part de jugement qui vient, sans
qu'on la prie, et si fragmentaire soit-elle, se mêler à une intuition
particulière.
Sans en avoir l'air, le tir de la bécassine est un acte de
réflexion chargé d'une rapidité débordante, qui a tous les dehors de la seule
intuition.
S'il suffisait simplement « d'attraper le coup »
pour la bien tirer, on deviendrait une vulgaire machine, infaillible et
irréfléchie. Bel agrément qu'une routine s'alourdissant sous le poids des jours !
L'art et le plaisir n'y résisteraient guère.
Heureusement il n'en est rien. On « n'attrape pas le
coup » parce qu'il ne peut pas être question de l'attraper pour
l'accomplissement d'un acte qui n'est pas complètement automatique.
L'insaisissable n'a pas composé de méthode divulguant les moyens de le prendre.
On porte ou l'on ne porte pas en soi la manière de répondre opportunément à
n'importe quelle occasion de tir, sans tomber dans la spécialisation, ce qui
n'est pas du tout la même chose.
On a même été jusqu'à dire, pour justifier la légende du « coup
à attraper », que le tir de la bécassine s'identifiait au tir du pigeon à
la boîte.
Hérésie, ton impudence se porte décidément comme un charme ! ...
S'il est vrai que la façon s'apprend de tirer en jetant le
coup, à une hauteur donnée, au-dessus d'une boîte éloignée d'un nombre de
mètres dont on est assuré — boîte dont on ordonne soi-même l'écrasement, — il
n'en est pas de même quand il s'agit du tir des bécassines, qui n'a pas de
données certaines. D'ailleurs, en aurait-il, que la planche de tir offerte par
le marais rendrait tout aussi bien la comparaison impossible. Avec la meilleure
volonté qu'on puisse mettre à prendre ses désirs pour des réalités, on
n'arriverait jamais à étayer ses références sur une preuve convaincante parce
que, de mémoire de tireurs, on n'a jamais vu, au tir aux pigeons, la moindre
épreuve où le tir à la boîte se pratiquait sur un pied, ou tout au moins dans
une position de déséquilibre quelconque !
En dehors de ce qu'il est impossible de réunir les mêmes
conditions pour le tir à la boîte et pour celui de la bécassine, absolument rien
n'assure qu'un virtuose du premier tir doive se montrer, par voie de
conséquence, d'une classe égale dans le second.
Il nous est advenu, jadis, de présider aux débuts sur la
bécassine d'un jeune tireur aux pigeons, gagnant d'un certain nombre de prix,
et grand maître du procédé en question.
N'ayant jamais chassé (?) qu'en battue, il semblait fort
embarrassé de son fusil — son fusil de pigeons précisément — magnifique
instrument d'un poids approprié à ses 78 centimètres de canons, lesquels
donnaient des gerbes splendides et marquaient sur le terrain mouillé une
distribution comme on n'en voit pas tous les jours.
S'il ne savait quoi faire de son fusil, il ne savait que
trop ce qu'il faisait de ses jambes, peu habituées à ce genre d'exercice, et de
ses bras tout éberlués de porter sur plus d'une vingtaine de mètres une arme
déjà pesante de son naturel.
Malgré les indications d'un bon chien expert en son métier,
il ne sut pas une seule fois profiter de son entraînement de tireur à la boîte
et ne tua pas une bécassine au long de la journée.
Si cette méthode était le terre-neuve prétendu, il s'y
serait raccroché, afin qu'elle le tirât du mauvais pas où l'avait enfoncé une
ambiance qui dépaysait ses moyens.
On se tromperait en imaginant qu'une pointe de moquerie
acidule cet exemple. Nous avons cité tout bonnement le cas particulier d'un
spécialiste du tir à la boîte. Qu'on ne nous charge pas du ridicule de vouloir
généraliser. Nous sommes à cent lieues d'insinuer que le tir à la boîte
personnifie tout le tir aux pigeons, et que les tireurs aux pigeons ne savent
pas tirer la bécassine ! Ce serait une sottise à base de contre-vérité.
Ils prennent, au contraire, les premières places parmi ceux qui la tirent le
mieux, principalement lorsqu'ils sont venus au tir aux pigeons par la chasse.
Une opinion courante prétend qu'ils n'ont guère de mérite à
bien tirer, parce qu'ils n'ont pas autre chose à faire : condition dont le
commun des chasseurs n'a pas le monopole ! Cette appréciation, qui, pour
commencer, est loin d'être prouvée, ne tient pas debout par elle-même, car, si,
à notre époque où l'oisiveté a terriblement perdu ses droits, il suffisait de
se tourner les pouces pour devenir un grand fusil, on en compterait encore un
nombre impressionnant !
Comme tant d'autres hommes en vedette, les tireurs aux
pigeons subissent l'absurde manie régnante de juger les gens d'après leur vie
privée et leur intelligence, qui n'ont rien à voir avec le mérite ou le talent
qui éclaire leur existence publique.
Devant des tireurs dont la moyenne atteint de 85 à 90 p. 100,
tout porteur de fusil doit s'incliner sans s'occuper du reste.
Les bécassines sont les premières à le faire ; de
mauvais gré, on n'en peut douter, mais elles le font.
Raymond DUEZ.
1) Voir Le Chasseur Français de décembre, janvier et
février.
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